Si la pandémie a levé le voile sur les lacunes des soins donnés aux aînés, le rideau est vite retombé. Dans l’espoir de ramener le sujet dans l’espace public, la cinéaste montréalaise Helene Klodawsky présente aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal Stolen Time (Le temps dérobé), un film sur le combat d’une avocate torontoise contre l’industrie opaque des centres de soins à but lucratif.

Melissa Miller représente plusieurs familles dans une action collective contre des entreprises de soins de longue durée. Partenaire de la firme torontoise Howie Sacks and Henry LLP, elle lutte pour faire entendre par les tribunaux ces cas de négligence dans un tout afin de démontrer une négligence systémique de la part de ces entreprises qui exploitent en Ontario des établissements qui s’apparentent aux CHSLD privés au Québec.

« Alors que j’entendais les mêmes choses, je me suis dit : “Ce n’est pas une coïncidence.” C’est quelque chose que je veux vraiment creuser et découvrir », déclare Melissa Miller en ouverture du film.

Déshydratation, plaies mal traitées, mauvais diagnostics, dents pourries : les récits faits par des proches de résidants et des travailleuses de la santé, photos à l’appui, sont horrifiants. Une cliente de Melissa Miller raconte ce qu’elle a vu quand l’infirmière a retiré le pansement qui recouvrait une plaie sur le corps de sa mère, une plaie de pression qui avait dégénéré en infection. « Le trou dans son corps était incroyable. La seule manière dont je peux le décrire est que j’aurais probablement pu mettre mon poing à l’intérieur. Je pouvais voir son coccyx. » Pourtant, le personnel de soins du centre lui avait parlé d’une plaie mineure qui avait guéri.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Helene Klodawsky

Même si ce film pose beaucoup de questions difficiles, je ne pense pas que ce soit un film déprimant ou décourageant. On voit qu’il y a des choses à faire et on montre des personnes qui nous guident et qui nous inspirent à demander quelque chose qui, à mes yeux, est très juste.

Helene Klodawsky, réalisatrice

Helene Klodawsky a commencé à s’intéresser à la question des soins aux aînés alors que l’ombre de la récente pandémie planait et que des amis s’inquiétaient déjà pour le sort de leurs parents et époux en centre d’hébergement. Elle a trouvé en Melissa Miller, qu’elle a découverte par l’entremise d’une vidéo sur YouTube, la voie de passage pour rendre ce sujet intéressant, un sujet qui, outre l’émouvant J’ai placé ma mère de Denys Desjardins, a été assez peu abordé au cinéma.

« Depuis très longtemps, je cherche comment je peux aborder ce genre de sujets avec imagination », dit la réalisatrice. Sa démarche a été complexifiée par la pandémie de COVID-19 et par la difficulté d’obtenir des autorisations pour tourner à l’intérieur des établissements. Le film repose donc sur des témoignages, des photos, des dessins créés par Lisa Alleyne, une femme qui a travaillé comme préposée aux bénéficiaires, et sur la force et le charisme de la protagoniste, qu’elle a suivie pendant quatre ans.

« Quand on la voit pour la première fois avec ses talons hauts, on ne penserait jamais qu’elle se bat pour les personnes vieilles, remarque Mme Klodawsky. Pour moi, la question de savoir comment on peut lier le marché et le capitalisme aux soins est très urgente. La population vieillit, tout le monde va avoir besoin de soins et si le marché contrôle tout, ça pose des questions très importantes. Est-ce qu’on peut profiter de la vulnérabilité ? Comment on peut se battre, comment on peut avoir un impact sur ce qui se passe ? »

Un appel à la justice

Pendant le tournage, Helene Klodawsky dit avoir été choquée par le triangle qui unit les personnes vulnérables, leurs familles et les travailleuses de la santé. « Il y a une phrase que j’ai apprise : “The conditions of work are the conditions of care [les conditions de travail sont les conditions de soins].” »

C’est un travail qui est fait surtout par des femmes, immigrantes, souvent racisées, et elles reçoivent un salaire souvent très bas. C’est un travail très précaire. Les grandes entreprises tirent profit de ce travail, de cette vulnérabilité. C’est mondial, ce n’est pas juste au Québec ou au Canada.

Helene Klodawsky, réalisatrice

Si elle tourne sa caméra vers le système ontarien, c’est aussi parce que l’industrie des centres de soins à but lucratif y croît plus rapidement qu’ailleurs, précise-t-elle. Mais la question de la privatisation des soins de santé aux aînés est pancanadienne, selon elle, d’autant plus que les entreprises poursuivies en justice en Ontario ont des activités dans d’autres provinces.

« Je pense que ce film va aider les gens à voir que ce n’est pas une expérience individuelle et qu’on doit l’utiliser comme un appel à la justice pour des changements profonds, lance Helene Klodawsky. Faire ce film avec l’ONF [coproduction avec Intuitive Pictures], ça nous donnait la chance de vraiment faire partager ce sentiment ici au Québec et partout au Canada. »

Ana Alice de Morais, codirectrice artistique, programmation RIDM et Forum RIDM, parle de Stolen Time comme d’un « documentaire d’une puissance saisissante, particulièrement significatif dans le contexte postpandémique actuel ». « À travers le combat quotidien mené par l’avocate Melissa Miller, un personnage à la fois déterminé et charismatique, le film met en lumière le fait que la vulnérabilité des personnes âgées au Canada n’est pas un cas isolé, mais plutôt un enjeu systémique profondément enraciné dans la société. »

Stolen Time (Le temps dérobé) sera présenté en version originale avec sous-titres en français, le 19 novembre à 15 h au cinéma du Musée et le 26 novembre à 13 h au cinéma du Parc, dans le cadre des RIDM.

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