Ours d’or au dernier Festival de Berlin, distribué dans 40 pays, Sur l’Adamant a dépassé les 130 000 entrées en France. Un exploit pour un documentaire sur… la psychiatrie. Avec ce film, le réalisateur Nicolas Philibert aborde la face cachée de notre fragile humanité. La Presse l’a joint par Zoom chez lui à Paris.

En 1996, vous avez réalisé La moindre des choses, documentaire qui se passe aussi dans une institution psychiatrique en France. Comment est né votre nouveau film et pourquoi refaire une œuvre sur un sujet semblable ?

Parce que c’est un sujet inépuisable et que les personnes que j’ai rencontrées me touchent profondément. Ce sont souvent des gens hypersensibles et, contrairement aux idées reçues, très lucides. Ces patients sont perméables à l’agressivité du monde. Ils prennent sa violence en pleine face ! En les côtoyant de près, on se rend compte qu’au fond, on n’est pas si différents d’eux… De plus, en 1996, j’avais fait le film un peu à reculons. L’idée de braquer une caméra sur des gens atteints de troubles psychiques, en situation de faiblesse, me déplaisait. Petit à petit, des patients m’ont confronté à mes peurs, mes doutes, mes scrupules… Et j’ai voulu renouveler l’expérience en tournant à l’Adamant, un centre fondé en 2010 sur un bateau amarré sur la Seine.

D’après ce que vous avez observé, diriez-vous que la frontière entre folie et normalité est ténue ?

D’abord, y a-t-il une frontière ? Je n’en sais rien. S’il y en a une, cette frontière est poreuse. Elle varie avec les sociétés, les régimes et les époques. Un grand psychiatre catalan, François Tosquelles, a déjà dit : « Il y a ceux qui réussissent leur folie… et ceux qui n’y arrivent pas. »

L’Adamant est un endroit calme, un beau refuge sur l’eau au centre de Paris, où tous les gens prennent le temps de s’écouter avec bienveillance. Est-ce un lieu imperméable à la folie parisienne ?

En traversant Paris pour rentrer chez moi, après une journée de tournage, je me disais en voyant le spectacle violent de la rue : cette ville est complètement dingue ! Les plus fous ne sont pas toujours là où l’on croit.

Le tournage a-t-il été compliqué ?

Le tournage a été improvisé, sans plan à l’avance. Il s’est étalé sur sept mois, mais je n’y étais pas tous les jours. Parfois, on était en petite équipe de trois ou quatre personnes. Il m’arrivait souvent d’y aller seul avec ma caméra.

Vouz avez pris tout ce temps pour établir un lien de confiance avec les patients ?

Bien sûr. En premier lieu, il faut construire un lien avec ces gens. Surtout ne pas forcer les choses. Je filme ce que les gens ont envie de donner. Je disais toujours : chacun peut décider de ne pas être filmé. Un cinéaste ne doit pas abuser du pouvoir que la caméra lui donne. Cela dit, je ne cherche pas à me fondre dans le paysage pour me faire oublier. Le but n’est pas de « se faire oublier »… mais de « se faire accepter ». Se faire oublier, ça suppose filmer à distance, presque à l’insu des gens. Sur l’Adamant n’est pas un documentaire sur la maladie mentale pour expliquer la folie. Le sujet du film, c’est nous tous, notre humanité. Au fond, je fais un cinéma de la rencontre entre les gens.

Il n’y a pas de distinction implicite entre les patients et les soignants dans le film. Pourquoi ?

Pour différencier la fonction soignante du statut de soignant. Qu’est-ce que c’est, soigner ? C’est être attentif à l’autre. Un malade peut avoir une fonction soignante envers un autre patient.

J’ai lu que l’Adamant a été imaginé en collaboration avec des patients, des employés et une équipe d’architectes. Malgré la réussite du projet, l’avenir de cette approche humaine de la psychiatrie est menacé selon vous. Pourquoi ?

Parce qu’on est dans un monde où l’argent prime. Le rouleau compresseur de l’économie écrase une psychiatrie fondée sur la relation, l’écoute, le temps. Parce que dans le monde d’aujourd’hui, un schizophrène n’est pas rentable pour la société. On juge qu’il ne faut pas mettre trop de fric sur des gens qu’on ne peut pas vraiment guérir…

PHOTO FOURNIE PAR K-FILMS AMÉRIQUE

Scène de Sur l'Adamant

C’est d’une infinie tristesse.

Ben oui, mais il faut regarder les choses en face. C’est la réalité. La psychiatrie souffre non seulement d’un manque de lits et de ressources humaines, mais d’attractivité. Si un infirmier ne peut plus faire son travail dignement, parce qu’il est écrasé par la bureaucratie et la paperasse, et qu’il n’a plus le temps de construire des liens avec ses patients, d’organiser des ateliers, alors il part faire autre chose.

Sur l’Adamant a reçu l’Ours d’or à Berlin en février. Auparavant, un seul documentaire (Fuocoammare, de Gianfranco Rosi) avait obtenu obtenir cet honneur. Vous avez été surpris par ce prix ?

Oui, très. J’étais déjà heureux que mon film soit en compétition. Souvent, dans les grands festivals, les documentaires sont mis sur une voie de garage. C’est une grande joie pour moi, mais aussi pour ceux qui font un cinéma artisanal, plus fragile. Documentaire ou fiction. Et je me réjouis aussi pour la psychiatrie.

En salle vendredi