Dans La zone d’intérêt, glaçante adaptation du roman de Martin Amis par Jonathan Glazer, Christian Friedel et Sandra Hüller incarnent l’officier nazi Rudolf Höss et sa femme Hedwig, qui coulaient des jours tranquilles avec leurs enfants dans leur maison jouxtant le camp d’Auschwitz. Entrevue avec les deux acteurs.

Grand Prix au Festival de Cannes, La zone d’intérêt marque avec force le retour derrière la caméra du trop rare Jonathan Glazer (Sexy Beast, Under the Skin). Adapté du roman de Martin Amis, qui s’est éteint le jour où le film était présenté à Cannes, ce drame glaçant nous plonge dans l’intimité de Rudolf Höss, officier nazi ayant conçu le camp d’Auschwitz-Birkenau, sa femme Hedwig et leurs cinq enfants.

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Jonathan Glazer, réalisateur

Afin d’incarner ce couple, Jonathan Glazer a fait appel à deux acteurs allemands de haut calibre : Christian Friedel, notamment vu dans Le ruban blanc, de Michael Haneke, et la série Babylon Berlin, de Tom Tykwer, et Sandra Hüller, vedette d’Anatomie d’une chute, de Justine Triet. Rencontrés par visioconférence, les acteurs n’ont pas hésité à admettre que ce qui les attirait le plus dans la démarche du cinéaste anglais, c’était de tourner à bonne distance des caméras, de jouer en continu, sans savoir s’ils étaient filmés en gros plan ou en plan large.

« Dès le départ, je voulais jouer dans ce film ; j’étais fasciné par sa mise en scène, affirme Christian Friedel. Quand j’aborde un rôle, je m’intéresse d’abord à la nature du personnage, mais dans ce cas-ci, c’était vraiment l’aspect technique qui m’intéressait. Quand j’ai vu le film la première fois, j’ai vraiment saisi toute l’ampleur de la vision de Jonathan. Le tournage d’un film implique plusieurs aspects techniques qu’il faut toujours garder en tête ; pour celui-ci, nous avions la liberté et le luxe d’expérimenter plusieurs choses sans nous soucier des caméras. »

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Sandra Hüller dans une scène de La zone d’intérêt

« C’était très libérateur, renchérit Sandra Hüller. Il y a tant de choses dont il faut se soucier lors d’un tournage que le jeu devient presque secondaire. Avec Jonathan, c’était complètement le contraire. Cela nous a beaucoup aidés à aborder nos personnages, à nous ramener à l’essence du théâtre. Évidemment, sur scène, on est conscient de la présence du spectateur ; là, nous étions concentrés sur ce que nous faisions, sur nos partenaires de jeu comme si nous habitions réellement ces lieux. Comme les membres de l’équipe se cachaient, toute notre attention était portée sur l’action, nous étions dans le moment présent. C’est ce que j’ai aimé le plus de cette expérience. »

L’horreur, si près

Si la vie que mènent les Höss semble idyllique, de l’autre côté de la clôture se déroulent les pires horreurs. Tandis que d’épais nuages gris envahissent le ciel régulièrement, on entend le roulement des trains, des ordres hurlés par les SS, des coups de feu et les cris de douleur des prisonniers. Et pourtant, Hedwig Höss a prétendu qu’elle ignorait tout du travail de son mari, directeur du plus important camp d’extermination.

« Avez-vous déjà entendu un nazi admettre le mal qu’il a fait ? demande l’actrice en s’approchant de la caméra. Ce qui me frappe jusqu’à maintenant, c’est que personne ne s’est excusé de ce qu’il avait fait. Personne. Chacun dit qu’il n’a fait qu’une partie du travail, que tout était compartimenté, qu’il n’obéissait qu’aux ordres. Hedwig savait ce qui se passait, elle n’était pas du tout inconsciente des gestes de son mari. »

« Nous n’avons pas pu tourner beaucoup dans la demeure des Höss parce qu’elle est trop vieille et qu’une famille y habite, mais j’ai eu la chance d’y tourner une scène », raconte Christian Friedel.

De mes propres yeux, j’ai pu constater que dans la chambre des enfants, les fenêtres donnaient directement sur les chambres à gaz. Personne ne pouvait regarder dans cette direction et prétendre ne pas savoir ce qui s’y passait.

Christian Friedel, acteur

Hormis les cheminées recrachant la cendre des corps des prisonniers, Jonathan Glazer ne montre jamais ce qui se déroule dans le camp, laissant au spectateur la tâche de reconstituer les faits à partir d’images d’archives et de fiction déjà vues et de ce qu’il entend.

PHOTO ODD ANDERSEN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Sandra Hüller et Christian Friedel sur le tapis rouge de la 36e cérémonie des prix du cinéma européen.

« Il y avait plusieurs bruits qui parvenaient jusque chez les Höss, précise Sandra Hüller. Johnnie Burn, concepteur de son, et Jonathan ont fait des recherches méticuleuses : tous les sons qu’on entend dans le film reproduisent ceux qu’on entendait à l’époque. Il était donc impossible d’ignorer ce qui se passait derrière la clôture. »

« Toutes ces scènes sont basées sur les témoignages des survivants, donc ceux d’une femme, morte avant le tournage, que Jonathan a rencontrée. Le scénario, qui est adapté du roman de Martin Amis, porte la trace de ses souvenirs », dévoile l’interprète de l’officier nazi.

Un mariage de raison

Saluant le jeu de son partenaire pour avoir trouvé une parcelle d’humanité dans cet homme amoureux de la nature et soucieux du bien-être de sa famille, l’actrice affirme avoir abordé son personnage en se concentrant sur l’impact des tâches ménagères, du jardinage, des grossesses et le poids de la culpabilité sur le corps. Pour maintenir une distance entre elle et Hedwig Höss, elle a préféré l’imaginer comme une sorte de Lady Macbeth : « Dans la pièce, elle est réellement la force motrice d’impulsion derrière son mari. En tant que féministe, je me suis dit que c’était la bonne direction à prendre. »

PHOTO FOURNIE PAR ENTRACT FILMS

Scène de La zone d’intérêt

« Avec Jonathan, nous avons aussi beaucoup discuté de l’aspect sexuel du couple, poursuit Sandra Hüller. Avions-nous vraiment envie de voir ces deux-là au lit ? Pas vraiment. Nous avons donc axé cela sur l’amitié qui les reliait l’un à l’autre. Ce qui comptait pour eux, c’était de mener une vie tranquille comme avant la guerre. Alors qu’il y avait toute cette violence autour d’eux, que des millions de gens mouraient, jamais ils ne réprimandaient leurs enfants ni ne levaient la main sur eux. En fait, ils avaient l’air d’être un couple très moderne, ce qui est très dérangeant puisque cela les rapproche encore plus de nous. »

« Tous les gens qui travaillaient dans la maison savaient que Rudolf et Hedwig Höss avaient des liaisons extraconjugales. Je pense que c’était plus un mariage de raison que d’amour. Elle était la reine du jardin et du foyer, et lui, le roi de cet horrible royaume qu’il avait lui-même conçu », dit Christian Friedel.

En salle le 19 janvier à Montréal et le 26 janvier ailleurs au Québec