Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Mariana Mazza.

Nous sommes un mardi, 13 h 10. Je suis dans le vestiaire de la piscine municipale de Saint-Lambert. Je choisis toujours cette plage horaire parce que c’est moins contingenté, et les adeptes de nage de l’après-midi risquent de ne pas me reconnaître : ils sont à la retraite et anglophones pour la majorité. Je sais donc que je peux avoir la tête tranquille par rapport à mon statut social de « fille tatouée qui fait des blagues avec sa grosse voix grave ». De toute façon, je n’ai jamais été une grande adepte de conversations futiles de vestiaire.

En fait, je ne suis simplement pas à l’aise dans un vestiaire. Depuis très jeune, j’ai le réflexe de cacher mes seins et de me mettre de dos quand j’enlève mes sous-vêtements. Je n’ai pas honte, on ne m’a juste jamais éduquée à m’exhiber librement et à être fière de mon corps nu.

Je repère le premier casier vide à ma droite, y mets mon manteau, ma sacoche et mon sac de sport. J’avais au préalable enfilé mon maillot pour éviter de me dénuder et d’être pressée de m’habiller dans le but que personne ne me voie. Le regard des autres dans un vestiaire m’importe peu, me dis-je, mais je prends quand même toutes les précautions pour être capable de me convaincre un peu plus longtemps.

Je regarde l’heure : il est 13 h 12. Notre séance de nage commence dans trois minutes. Je m’assois sur un banc et scroll mon fil Instagram, me ronge les ongles au sang. Je regarde autour de moi, le temps ne veut pas avancer. J’ai oublié de raser mes jambes, j’espère que ça ne paraîtra pas trop. Est-ce que j’ai un rasoir dans mon sac ? J’ai pris du poids, ce maillot n’était pas aussi serré il y a deux ans. Est-ce que les gens vont s’en apercevoir ?

Je ferme mon téléphone, le dépose dans mon casier, j’enfile mes gougounes et en relevant la tête, je tombe nez à fesses avec une dame visiblement très vieille, 80-85 ans.

Ses plis de peau et ses varices témoignent d’une longue vie et sa lenteur d’un calme ébranlant. Son visage est doux et lumineux. Ses longs cheveux blancs sont aussi beaux qu’une ville après la première neige.

Elle se promène dans le vestiaire de droite à gauche avec une aisance désarmante, le sexe fourni. Je la scrute en me disant que je n’ai jamais vu un corps âgé complètement nu. Je réalise que le mien va un jour lui ressembler.

Elle se lave les mains, revient vers son sac, toujours toute nue, fouille dedans, prend des mouchoirs, marche vers la poubelle, d’un pas fragile mais sûr.

Moi qui m’étais empressée de raser mes aisselles avant la nage pour qu’on ne me juge pas... Elle, elle ne pensait plus à ça depuis très longtemps. Peut-être qu’elle avait déjà eu cette préoccupation dans le passé. Que dans sa trentaine aussi, elle ne se trouvait pas assez. Qu’à la piscine, elle se pressait de se changer pour qu’on ne la regarde pas nue.

Elle avait probablement déjà craint le regard des autres. Le jugement des autres. Avec le temps, peut-être que ses inquiétudes ridicules se sont transformées en une sorte de lâcher prise.

Elle est si belle et si bien. Elle prend le temps d’enfiler son maillot au même rythme qu’une longue symphonie japonaise dans une scène de film dramatique. Je suis obnubilée par la splendeur de ses épaules frêles et musclées. Comme si elle nageait depuis des années dans des bains de lait chaud.

C’est la première fois que j’envie une personne âgée. J’ai voulu lui demander comment elle fait pour être si libre dans son corps, si légère dans ses gestes. Le temps roule à 2 km à l’heure et je ne me sens pas pressée en la regardant. À ce moment, je veux ancrer sa cadence dans ma tête pour toujours. Je veux faire comme elle : prendre mon temps. Son corps nu est devenu une masse se déplaçant avec grâce, sans complexe, sans questionnement, habitée par une confiance désarmante. J’aimerais être comme elle. Ne plus avoir honte. Ne plus me soucier de ma pilosité, de mon image. Juste de vivre comme elle.

Les gens font des éloges sur la jeunesse et sur sa fougue. Je ferai dorénavant la promotion de la liberté de l’âge. De la beauté à tous les âges.

13 h 15 : c’est à notre tour de nager. J’ouvre la porte qui mène à la piscine et laisse passer la dame âgée. Elle me sourit légèrement, en contrôle absolu de ses émotions. Je ne pense plus à mes jambes poilues.

Au moment où vous lisez ces lignes, je ne serais pas surprise qu’elle soit encore dans le vestiaire, nue, à faire ses petites besognes.