Le message est tombé dans ma boîte de courriels début février, en réponse à une chronique sur le siège d’Ottawa. Un message furieux. Un parmi d’autres. Il m’accusait de chercher à discréditer les participants au convoi de la liberté.

À ce moment-là, dans la capitale, des journalistes se faisaient insulter, bousculer, cracher dessus en pleine rue. « Cette haine que vous portent ces manifestants, à vous et à vos collègues journalistes, n’est pas injustifiée », m’a écrit le lecteur fâché.

On finit par s’habituer à ce genre de messages. En général, on efface et on passe au suivant. Celui-ci a pourtant retenu mon attention. « Votre chronique ne fait qu’augmenter la division qui se creuse de jour en jour entre nous, entre les membres de notre famille, entre nos amis, entre nos collègues de travail. »

J’ai répondu au lecteur en colère. Que voulait-il dire, au juste ? Était-il prêt à discuter de ce mal grandissant qui déchirerait, selon lui, la société québécoise ?

Il était prêt, mais sans dévoiler son identité, pour ne pas jeter de l’huile sur le feu. Un feu qui couve depuis des mois entre lui et ceux qu’il aime. Un feu qui menace de tout ravager.

Appelons-le donc Bertrand. Son histoire, bouleversante, n’est malheureusement pas unique.

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Bertrand a reçu mon message alors qu’il aidait sa fille, jeune adulte, à déménager d’urgence. Une rupture. La dernière d’une longue série. « Voyez-vous, ma fille, complotiste au cœur d’or, a perdu tous ses amis, son travail, ses collègues et, aujourd’hui, son conjoint », énumère-t-il.

La pandémie a fait basculer sa fille adorée dans un trou noir. Elle s’y enfonce toujours plus profondément. Malgré sa peine immense, sa détresse et son mal de vivre, rien ne peut la convaincre d’en sortir. Elle a été happée dans un monde parallèle, un monde de désinformation.

Bertrand en veut aux médias d’avoir sonné la chasse aux complotistes. Il en veut aux internautes de s’en donner à cœur joie, sur les réseaux sociaux. « C’est devenu une haine populaire et acceptée socialement. »

Depuis plus d’un an, sa fille se fait traiter d’extrémiste, d’antivax, de covidiote. « Comment puis-je lui reprocher d’avoir trouvé un peu d’amour dans les rues d’Ottawa après avoir subi tant de haine et de séparations ? »

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On a beaucoup parlé des drapeaux nazis, de l’extrême droite, des barbus barbotant dans leur jacuzzi.

Mais il y avait aussi, à Ottawa, des humains qui avaient besoin d’interactions humaines. Un besoin urgent de se faire dire qu’ils n’étaient pas seuls, qu’ils n’étaient pas fous.

Robert Béliveau fait partie de ceux-là. Il n’a pas trouvé que les rues de la capitale empestaient le diesel. Au contraire, il dit y avoir respiré « une bouffée d’air pur ».

« C’était chaleureux, c’était bienveillant, c’était joyeux, c’était festif, c’était paisible », assure-t-il, sourire aux lèvres. L’un de ses fils, adulte, y a passé trois week-ends de suite. Il lui a dit : « Papa, ça m’a fait tellement de bien d’être entouré de tout cet amour, de ce goût de vivre, de respirer ! »

C’était comme un bouchon qui saute, après avoir été sous pression pendant deux ans. Comme si, enfin, on pouvait se dire : « Je ne suis pas le seul à penser comme ça », explique Robert Béliveau.

C’était aussi, très clairement, l’expression d’une rage contre les gouvernements, les médias, la Santé publique et les scientifiques, ces « élites » qui ne les entendent pas, qui ne les écoutent pas.

Tous ces gens qui les méprisent, les détestent même, parce qu’ils refusent de se faire vacciner.

Le siège d’Ottawa a exposé la plaie au grand jour.

Une colère rouge a déferlé dans les rues de la capitale, poussant même le gouvernement fédéral à déclarer l’état d’urgence. Les manifestants partis, on peut rester avec l’impression que la société est plus divisée que jamais.

Allons-nous nous en remettre ?

Risquons-nous d’attraper une sorte de COVID longue collective, dont les symptômes se feront sentir pour des années à venir ?

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« Le Québec a toujours été une société tricotée serré, mais ça change énormément à cause des technologies, constate la sociologue Diane Pacom, professeure émérite à l’Université d’Ottawa. Avant, la politique se discutait autour de la table, le dimanche. Aujourd’hui, les gens sont dépendants des réseaux sociaux et de l’opinion de personnes qu’ils ne connaissent pas. »

Quand la crise est arrivée, le tissu social était déjà très tendu. Or, la pandémie nous a fait vivre l’équivalent d’une guerre civile nous opposant les uns aux autres idéologiquement.

Diane Pacom, sociologue et professeure émérite à l’Université d’Ottawa

Le tissu social, estime-t-elle, n’a pas tenu le coup.

Combien de familles ont été déchirées, combien d’amitiés ont été rompues pour cause de mésentente covidienne ? « J’ai moi-même été obligée d’arrêter d’échanger avec certaines personnes de mon entourage », regrette Diane Pacom.

Son diagnostic est sombre. « Il y a une atomisation de la société, un individualisme poussé à l’extrême. On est tous dans nos petits trucs, nos petites idées, nos petits réseaux. On ne veut même plus entendre ce que l’autre a à dire. »

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Robert Béliveau est médecin à la retraite. Il ne croit pas au vaccin ; il appelle ça l’injection. Il pense que c’est un médicament expérimental, voire dangereux. Il croit aussi que le gouvernement s’enfonce dans la tyrannie.

Mais je ne l’ai pas joint pour le confronter sur ce qu’il pense. Je voulais plutôt savoir ce qu’il vit. Comment on se sent, quand on choisit d’habiter la complosphère québécoise.

Sur Facebook, il a écrit subir des « menaces, du mépris ». Ses proches en subissent aussi. En entrevue, il confie avoir développé « un réseau d’amis fabuleux », mais en avoir perdu d’autres, qui ne le reconnaissent plus. Des amitiés vieilles de 40 ans se sont brisées à jamais.

« On ne se voit pas comme des humains parmi les humains, regrette-t-il. On se voit comme des anti et des pro, des ci et des ça, on se qualifie, on se juge et on s’enferme… »

Robert Béliveau a hésité avant de m’accorder une interview. Il se méfiait de moi, bien sûr. J’ai hésité avant de lui offrir une tribune, consciente d’avancer en terrain miné. Les médias doivent à tout prix éviter d’ajouter au chaos ambiant en propageant de fausses informations à propos de la pandémie.

Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas se parler.

Environ 10 % des Québécois refusent de se faire vacciner. Ils font partie de la société. « J’ai beaucoup de misère avec le discours 90-10 », a dit le député libéral fédéral Joël Lightbound lors de sa sortie fracassante contre les propos de division entretenus, selon lui, par son propre chef. « Quand on réduit les êtres qui nous entourent à une seule identité, c’est toujours le premier pas vers la déshumanisation. »

Tous égaux, vraiment ?

ILLUSTRATION LA PRESSE

La sociologue Diane Pacom a été estomaquée par le mépris affiché par une certaine gauche envers les manifestants d’Ottawa. « Autrefois, la gauche avait une attitude solidaire envers les gens issus de la classe travaillante. Elle appuyait et défendait leurs revendications économiques et leurs droits politiques. Plus maintenant. La colère déversée contre les camionneurs m’a beaucoup surprise. »

Joël Lightbound a dénoncé ce mépris quand il a souligné que ce n’était « pas tout le monde qui peut gagner sa vie sur un MacBook au chalet ».

Pourtant, tous les Québécois ont été affectés par la pandémie. Tous ont dû se soumettre aux restrictions sanitaires pour sauver des vies et empêcher un engorgement des hôpitaux. La pandémie a été dure pour tout le monde.

Mais tout le monde n’est pas allé crier sa colère dans les rues d’Ottawa pour autant.

« Le port du masque, la distanciation physique et le confinement ont affecté tous les membres de la société », souligne la philosophe Jocelyne St-Arnaud, qui enseigne l’éthique de la santé au département de médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal. « Ces mesures ne favorisaient pas une classe supérieure de la société, puisqu’elles étaient imposées à tout le monde. »

Médecin à la retraite, Robert Béliveau ne représente pas la classe ouvrière. Pas plus que l’électeur type d’Éric Duhaime – un père de famille de la banlieue de Québec qui gagne 100 000 $ et plus par année, selon un sondage Léger.

Bref, la faille créée par le séisme pandémique ne sépare pas les Québécois entre bourgeois et prolétaires. Elle semble bien davantage diviser la société en deux nouveaux camps.

L’un rationnel. L’autre pas.

***

La vie de Bertrand a basculé « sournoisement », raconte-t-il.

Au début, tout le monde avait peur du virus. « On regardait religieusement les conférences de presse quotidiennes et on suivait chaque consigne sanitaire méticuleusement. »

Plus le temps passait, toutefois, plus les consignes sanitaires semblaient improvisées et contestables. « La mère et la grand-mère maternelle de ma fille étaient des travailleuses autonomes acharnées qui ont mis des années à bâtir leur entreprise. À petit feu, elles ont tout perdu.

« Il ne leur restait que du temps libre, auquel elles n’avaient jamais été habituées. Vous ne pouvez pas imaginer toute la rage qui s’est graduellement introduite en elles. Elles devaient trouver un coupable. Et ce temps libre passé devant leur écran d’ordinateur leur proposait tellement de coupables… »

La pandémie a forcé les deux femmes à se retirer du monde et à vivre une vie désincarnée, derrière un écran.

Un écran de fumée toxique.

« Chaque jour, je vois passer sur leurs fils d’actualité toutes ces vidéos et rubriques truffées de mensonges, qu’elles se partagent entre elles, raconte Bertrand. Je les ignore. Je me sens incapable de leur reprocher d’avoir trouvé un baume à leurs malheurs. Mais ma fille, je ne peux pas l’ignorer. Je suis sans doute le seul rempart qui lui reste et qui lui rappelle sa vie d’avant. »

Parfois, Bertrand songe à devenir lui-même complotiste, à sauter dans le trou noir, pour être avec sa fille. Il n’y arrive pas.

Il est extrêmement difficile de dialoguer avec ces gens, parce que leur position est basée sur des croyances et non sur des arguments d’ordre rationnel. Il s’agit de deux mondes différents, voire opposés.

Jocelyne St-Arnaud, philosophe

Bertrand sait tout ça. Il a tout lu à ce sujet. Il connaît tous les trucs des psychologues pour maintenir un lien avec sa fille. Mais elle lui glisse entre les doigts. Leurs rencontres se font de plus en plus rares. De plus en plus émotives. « Des cris, des insultes, des pleurs, des câlins, des “je t’aime”, des “tu ne comprends rien”… mais plus aucun rire. »

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En septembre 1885, les rues du centre-ville de Montréal ont été envahies par des manifestants en colère. En pleine épidémie de variole, les émeutiers protestaient contre une campagne de vaccination obligatoire.

La résistance aux vaccins existe depuis que les vaccins existent. Et les théories du complot, depuis bien plus longtemps encore. Il n’y a rien d’original aux phénomènes que nous observons depuis deux ans.

C’est déjà arrivé. Ça arrivera encore.

Les psychologues expliquent qu’en temps de crise, il peut être rassurant d’adhérer à des théories du complot. Le cerveau trouve moins terrifiant de croire que ce qui nous tombe dessus n’est pas le fruit du hasard. Poussé par la peur et la colère, le cerveau a tendance à cibler des ennemis identifiables – et à surestimer leurs intentions hostiles.

C’est ainsi que Justin Trudeau devient un dictateur, François Legault, un despote, et les médias, de vulgaires instruments de propagande…

C’est ainsi que des employés se font attaquer par des clients qui refusent de porter le masque.

Les normes sociales foutent le camp, en même temps que la raison.

Petit à petit, le fossé s’agrandit.

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Madeleine Hurtubise habite au centre d’Ottawa. Quand l’enseignante à la retraite a vu des manifestants brandir bien haut le drapeau unifolié en criant « À bas la dictature ! », elle a compris qu’ils vivaient sur une autre planète.

Un monde où les efforts des autorités pour limiter la propagation d’un virus mortel se transforment en manigances pour faire basculer le pays dans la tyrannie.

Mme Hurtubise est habituée aux manifestations ; il s’en tient régulièrement devant le parlement. Elle les supporte sans peine.

Mais pas celle-ci. Le « convoi de la liberté » a dépassé les bornes. « Le premier ministre a été menacé, les députés ont été escortés, les travaux du Parlement ont été suspendus, les citoyens du quartier se sont sentis en danger… »

Les manifestants ont sans doute été fragilisés par la pandémie, reconnaît Mme Hurtubise. Mais ils ont aussi été exploités.

Il ne faut pas être dupes. C’était un mouvement d’extrême droite, soutenu par des Américains. Ce n’était pas juste un petit convoi.

Madeleine Hurtubise, enseignante à la retraite habitant le centre d’Ottawa

Elle craint que le siège d’Ottawa ne marque le début de quelque chose de plus sinistre. Le premier signe d’érosion de la démocratie canadienne. Elle a été horrifiée de voir des politiciens jouer la carte de la division en appuyant des individus déterminés à faire tomber le gouvernement.

Ce n’était malheureusement pas une première. En deux ans de crise sanitaire, beaucoup de politiciens, à gauche comme à droite, ont été accusés de diviser la population. Même Justin Trudeau, qui a pourtant intitulé son autobiographie Terrain d’entente. Lui non plus n’a pas résisté à l’envie de jeter les insurgés aux « chapeaux en papier d’aluminium » dans le panier des déplorables.

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Bertrand a parfois l’impression que sa fille a intégré une gigantesque secte, qui profite de la pandémie pour faire le plein d’adeptes. Ça l’accable et ça l’enrage. Sa fille est en détresse ; elle a besoin d’aide et tout le monde s’en fout.

Pire, tout le monde la montre du doigt en ricanant.

Nous sommes peut-être devant la plus grande secte qui ait existé en ce monde. On se doit de les aider. Il faut arrêter de les ignorer, de les isoler, de les caricaturer, de les mépriser et de les ridiculiser.

Bertrand, père d’une complotiste

On est loin de la solidarité du printemps 2020, quand les coups de klaxon servaient à encourager les anges gardiens et quand les enfants accrochaient des arcs-en-ciel aux fenêtres.

Alors, ce fameux « ça va bien aller », c’était de la frime ?

En apparence, sans doute. Il faut assurément chercher une façon de combler le fossé qui nous sépare d’une minorité aliénée. Cela dit, malgré le bruyant chaos qui a pétrifié la capitale en février, il faut aussi admettre que la pandémie n’a pas réussi à nous diviser. Pas autant qu’on aime le prétendre, en tout cas.

Au contraire, la crise sanitaire a montré que nous étions, en très large majorité, prêts à faire des sacrifices pour nous protéger les uns les autres. Si nous avions refusé de le faire, 500 000 Canadiens auraient été emportés par la COVID-19, a récemment souligné sur Twitter Tara Moriarty, chercheuse spécialisée en maladies infectieuses à l’Université de Toronto.

Nous avons sauvé, collectivement, un demi-million d’êtres humains.

On ne fait pas ça en étant profondément divisés.