Les élus qui ne sont ni ministres ni critiques de l’opposition, qui ne président pas de commission et qui ne sont pas nommés adjoints parlementaires tiennent-ils le rôle de « plantes vertes » au Parlement ? En les qualifiant de la sorte, la conservatrice Claire Samson, qui quitte la vie politique, a braqué les projecteurs sur le travail parfois ingrat, et trop souvent invisible, des « simples députés ». Des voix s’élèvent pour réclamer une réforme qui leur donnerait plus de pouvoir.

Donner un sens au travail parlementaire

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Un simple député a-t-il aujourd’hui une réelle influence à l’Assemblée nationale ?

Dans un célèbre monologue, l’humoriste Yvon Deschamps posait la question suivante : « Les unions, qu’ossa donne ? » Ces jours-ci, des partisans d’une réforme du parlementarisme, et de façon plus large du mode de scrutin, reprennent ses mots dans l’espoir de susciter un débat qui collera un jour aux priorités des électeurs. Le Parlement, « qu’ossa donne » ?

En quittant la vie politique, les députées Claire Samson (Parti conservateur) et Catherine Dorion (Québec solidaire) ont tour à tour critiqué la façon dont s’organisent les travaux à l’Assemblée nationale. Pour la première, les élus d’arrière-ban, qui ne détiennent aucune autre fonction que celle de député, ont joué le rôle de « plantes vertes » au cours des dernières années. Pour l’autre, l’institution est extrêmement contraignante, avec des cadres dépassés. Elle déplore un système où « quelques personnes » proches du premier ministre « font pas mal ce qu’elles veulent » pendant quatre ans.

Pour l’ex-député péquiste Jean-Pierre Charbonneau, qui a été président de l’Assemblée nationale, ces critiques témoignent de l’urgence de réformer notre façon d’organiser la vie démocratique.

« Un Parlement, comme dirait Deschamps, qu’ossa donne ? Dans une démocratie représentative, ça doit être l’institution de base », dit celui qui compare notre système à une « monarchie élective », où un monarque (le premier ministre) se voit confier les clés du pouvoir pour un mandat.

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Jean-Pierre Charbonneau, ex-député péquiste

Un des premiers problèmes pour les députés, c’est qu’on donne un pouvoir excessif et démesuré au premier ministre. [Lui] et sa garde rapprochée, les apparatchiks, puis quelques ministres, ont une influence considérable. Plus grande que celle des députés. En partant, si on ne comprend pas ça, on passe à côté de la question.

Jean-Pierre Charbonneau, ex-député péquiste

Un problème documenté

Cette concentration importante du pouvoir au bureau du premier ministre n’a rien de nouveau. Donald J. Savoie, auteur de Governing from the Centre – The Concentration of Power in Canadian Politics (traduction libre : Gouverner du centre – La concentration du pouvoir en politique canadienne), en parlait déjà dans son livre publié en 1999.

« À l’époque, des gens ont dit : “Savoie, il exagère.” Aujourd’hui, plus personne ne dit ça. On voit que ce que je décrivais en 1999, non seulement on n’a pas renversé la vapeur, mais on a centralisé encore plus », affirme-t-il à La Presse.

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Donald J. Savoie, auteur de Governing from the Centre – The Concentration of Power in Canadian Politics

Les simples députés ont perdu beaucoup d’influence, mais j’irais plus loin que ça. C’est vrai aussi pour les ministres. Ils n’ont plus l’influence qu’ils avaient il y a 40 ans. On dévalorise non seulement les députés, mais les ministres aussi. On dévalorise le système.

Donald J. Savoie, auteur de Governing from the Centre – The Concentration of Power in Canadian Politics

Pour ce vieux sage de la science politique, le seul qui peut changer les choses dans notre système, c’est le premier ministre. « Mais une chose que j’ai remarquée, c’est que si les chefs des partis disent pendant une campagne électorale qu’il faut redonner de l’influence aux députés, une fois au pouvoir, ils réalisent vite que c’est plus facile de continuer à centraliser le pouvoir », dit-il.

Jean-Pierre Charbonneau renchérit. « Les gens ne sont pas fous. Ce qu’ils espèrent, c’est d’être accueillis dans le sacro-saint Conseil des ministres. Ils ne se rendent pas compte que même quand tu es ministre, en général, tu ne choisis pas tes sous-ministres, tu ne choisis pas ton directeur de cabinet. Ça donne une emprise considérable au premier ministre », affirme-t-il.

Comment mieux partager le pouvoir ?

Alors que les sondages prévoient pour l’instant une députation record pour la Coalition avenir Québec (CAQ) après le prochain scrutin, avec forcément un nombre important de députés d’arrière-ban et une opposition éclatée, ce ne sont pas les idées qui manquent pour revaloriser le rôle des élus au Parlement.

Après sa défaite dans la circonscription de Sainte-Rose à Laval, en 2018, l’ex-député libéral Jean Habel a soumis un mémoire à ses anciens collègues (de tous les partis) pour faire partager ses réflexions afin de réformer le fonctionnement du travail à l’Assemblée nationale.

Dans ce document, que La Presse a consulté, M. Habel soumet entre autres l’idée de créer une nouvelle commission des parlementaires, où des élus de tous les partis pourraient soumettre des mandats d’initiative ou étudier des projets de loi publics de députés. Cette commission, dit-il, « constituerait un forum tout désigné pouvant être le reflet unique des parlementaires qui ne sont pas membres de la branche exécutive ».

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Catherine Fournier, mairesse de Longueuil

La mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, qui a terminé sa vie politique à Québec en 2021 à titre de députée indépendante, croit que de redonner du pouvoir aux députés permettrait aussi de rapprocher la politique des citoyens.

« C’est un impératif. On ne peut pas simplement regarder le déclin [de la participation électorale] s’accroître et ne pas être en mode solution », affirme celle qui a relancé sa carrière politique au municipal, sentant qu’elle y trouverait un contact plus direct avec les citoyens sur les enjeux de l’heure.

« Ce que je déplore sur la scène politique québécoise, c’est le déséquilibre important entre la force des partis versus [la parole des] députés. J’ai vraiment l’impression que la partisanerie dicte l’agenda plus que les députés », dénonce-t-elle.

La route de l’influence

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Les députés ont peu de marge de manœuvre au Parlement, selon la politologue Geneviève Tellier. Ce sont plutôt les partis politiques qui dictent les règles du jeu.

Influencer l’étude d’une politique publique ou modifier un projet de loi avant son adoption est possible. Autant Catherine Fournier que Jean Habel, deux jeunes anciens élus de l’Assemblée nationale, en conviennent : il existe des outils à la disposition des élus pour qu’ils remplissent leur rôle de législateur. Mais est-ce suffisant ?

Pour avoir un impact sur ce qui est voté au Parlement, il faut surtout savoir négocier, estime Marie Bouillé, ancienne députée du Parti québécois dans la circonscription d’Iberville, de 2008 à 2014, qui a connu à la fois la vie dans l’opposition et celle au sein du gouvernement de Pauline Marois à titre de présidente d’une commission parlementaire.

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Marie Bouillé, ex-députée du Parti québécois

Le premier défi, souligne-t-elle, est de comprendre la structure du pouvoir. Quand on est élu au sein du parti formant le gouvernement, il faut défendre nos idées, tout d’abord au caucus des députés, pour y trouver des alliés. Il faut ensuite convaincre le ministre responsable du dossier, qu’il y accorde une attention particulière. Mais pour garantir un succès à notre démarche, il faut surtout appuyer le ministre, explique Mme Bouillé, quand celui-ci défend le sujet au comité des priorités, où se réunissent quelques ministres influents et le premier ministre.

Facile, ce chemin de croix, quand on est « simple député » ? Non. Mais il existe, pour ceux qui veulent s’y attaquer.

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Jean Habel, ex-député libéral

Je pense que dans le contexte réglementaire actuel, beaucoup peut être fait par l’ensemble des députés pour être actif […]. Mais j’ai l’impression qu’on pourrait aller encore plus loin.

Jean Habel, ex-député libéral

Le Parlement avant le parti

Selon Geneviève Tellier, politologue et professeure à l’Université d’Ottawa, « les partis politiques en mènent très large et ne donnent pas de marge de manœuvre à leurs députés ».

« Ce sont eux qui contrôlent bien des choses, des ressources financières aux nominations aux comités », déplore-t-elle.

J’ai compris la plante verte ou ce que [Claire Samson] veut dire. Souvent, on se fait dire par notre parti […] les questions [à] poser, et si on ne les pose pas, on les donne à quelqu’un d’autre.

Geneviève Tellier, politologue et professeure à l’Université d’Ottawa

« C’est un peu ce que Claire Samson voulait dire, ce qui ne veut pas dire qu’un député dans sa circonscription n’est pas quelqu’un qui exerce un leadership. C’est autre chose. Mais quand on parle du rôle de député, on parle du rôle parlementaire, et son pouvoir n’est pas si grand que ça », précise Jean-Pierre Charbonneau.

Plus d’indépendance

Pour Mme Tellier, redonner une plus grande indépendance aux comités chargés d’étudier les projets de loi permettrait de valoriser le travail des députés. De cette façon, le contrôle des actions du gouvernement et de ses différentes branches serait plus efficace. Tout comme les programmes dont il est responsable.

Mais avant tout, ce qui « contre-balancerait [le pouvoir accordé au premier ministre], soutient M. Charbonneau, c’est un nouveau mode de scrutin ».

« Et ce qui est choquant, c’est que plus que n’importe qui d’autre, François Legault avait promis qu’il le ferait. Il a trahi plus que les autres », dénonce-t-il.

Savoir s’imposer

Elles n’étaient peut-être pas ministres, mais elles ont réussi à influencer les hautes sphères du pouvoir. Voici comment.

Véronique Hivon : « On me traitait de naïve »

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Véronique Hivon, députée de Joliette

À la veille de son départ de la politique active, le nom de la députée péquiste Véronique Hivon est toujours indissociable du mot « transpartisan ». Si elle n’a pas appliqué cette recette à tous ses dossiers, le travail qu’elle a accompli de cette façon au sujet de l’aide médicale à mourir dès son entrée au Parlement, en 2009, est toujours cité en exemple. « [Au début], on me traitait de naïve et [on me disait que c’était] idéaliste de penser qu’on serait capable de mener une étude transpartisane. Moi, j’y croyais profondément », se rappelle Mme Hivon.

Dans l’opposition, elle a convaincu ses pairs de mettre sur pied une commission parlementaire transpartisane sur le sujet, qu’elle a ensuite coprésidée avec les députés libéraux Geoffrey Kelley, puis Maryse Gaudreault. Leur rapport, déposé en 2012, a conduit à l’adoption en 2014 du projet de loi 52, d’abord déposé par Mme Hivon, quand elle était au pouvoir au sein du gouvernement Marois, puis remis à l’agenda après la victoire des libéraux de Philippe Couillard, en 2014.

Selon Véronique Hivon, la recette d’une transpartisanerie réussie repose d’abord sur la confiance. « En politique, tout est fait pour ne pas se faire confiance, mais il faut faire le pari de le faire », dit-elle. Mme Hivon croit aussi qu’il faut impliquer la population dans les débats, pour que les citoyens soient interpellés. De cette façon, si un parti quitte la table pour des raisons partisanes, il en porte l’odieux.

Lise Lavallée : « J’étais convaincue, puis j’ai été convaincante »

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Lise Lavallée, députée de Repentigny

En 2017, Lise Lavallée a été bouleversée par des reportages détaillant la violence sexuelle subie par des filles mineures aux mains de proxénètes. La députée caquiste, alors dans l’opposition, a passé son été à lire sur le sujet, puis à rencontrer des organismes et des intervenants. De retour au Parlement, elle a présenté l’enjeu à son caucus. « Quand j’ai terminé ma présentation, il y a eu un silence. [François] Legault a levé la tête, je m’en souviendrai toujours, et il a dit : “On sort ça.” Pour moi, c’était la plus grande récompense, parce que j’avais fait toutes [ces démarches] sans savoir si mon parti me suivrait », explique-t-elle.

Si elle n’a pas convaincu le gouvernement Couillard de mettre en place une commission parlementaire, elle n’est pas passée à un autre enjeu. « Je suis devenue obsédée par ce sujet-là », dit-elle. Une fois son parti au pouvoir, en 2018, elle est retournée voir son chef pour l’inciter à réaliser sa demande. « J’étais convaincue, puis j’ai été convaincante. À partir du moment où on est convaincu, c’est là qu’on peut convaincre les autres », dit Mme Lavallée, qui prendra à l’automne sa retraite de la politique. La Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs a déposé un rapport unanime et transpartisan, en décembre 2020. Le suivi de ses recommandations permettra d’évaluer les actions menées par le gouvernement pour combattre ce fléau.

Françoise David : « On se facilite la vie en ayant des alliés »

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Françoise David, ex-députée de Gouin

La députée solidaire Émilise Lessard-Therrien, de Rouyn-Noranda–Témiscamingue, exige depuis des années que la Fonderie Horne diminue ses émissions d’arsenic. Le dossier a finalement pris cet été une ampleur nationale, mobilisant le directeur national de santé publique. Mais Mme Lessard-Therrien n’est pas la première au sein de son parti à avoir su s’imposer.

L’ex-députée et cofondatrice de Québec solidaire Françoise David a réussi au cours de sa carrière politique un exploit rarissime : déposer un projet de loi des banquettes de l’opposition, ensuite appelé à l’étude par le gouvernement, puis finalement adopté. Sa loi, qui protège désormais (selon certains critères) les locataires aînés des évictions et des reprises de logement, est le fruit d’un travail de longue haleine. De 2012 à 2014, Mme David a rencontré les comités logement et les organismes de son quartier pour définir le problème. Mais les enjeux liés au logement sont nombreux.

« Quand on est député de l’opposition, on essaie de se donner des objectifs atteignables. C’est le premier conseil que je donnerais à n’importe qui », affirme-t-elle, expliquant pourquoi elle s’est d’abord penchée sur la question des personnes âgées. En campagne électorale en 2014, elle a prévenu ses adversaires qu’elle leur poserait une question sur le sujet, au débat des chefs.

C’est mieux de jouer à visière levée. Je n’ai pas fait de cachettes, je n’ai pas manœuvré en coulisses, je ne les ai pas pris par surprise.

Françoise David

Résultat : tous les aspirants premiers ministres ont dit qu’ils appuyaient le principe. De retour au Parlement, elle a rappelé cet engagement aux partis, avant de travailler avec les équipes des ministres successifs de l’Habitation. Françoise David se souvient particulièrement d’une directrice de cabinet qui a joué un rôle considérable dans son succès. « Ça fait partie des conditions gagnantes pour un député de l’opposition quand, autour d’un ministre, un conseiller est convaincu et va appuyer le dossier. […] On se facilite la vie en ayant des alliés », affirme Mme David.