À l’occasion, nous vous présentons un échange entre une personnalité publique et un être qui l’impressionne. Cette semaine, l’autrice Caroline Dawson s’entretient avec la coordonnatrice générale de l’Oasis des enfants de Rosemont, Geneviève Bouchard.

Quand La Presse m’a contactée pour m’inviter à participer à la rubrique Dialogue, on m’a dit : « Vous pouvez faire une entrevue avec qui vous voudrez, parmi les gens que vous admirez », j’ai tout de suite pensé à de grands noms, des gens qui font l’actualité, qu’on admire collectivement. Rapidement, j’ai arrêté ma liste mentale en pensant : « Mais quel ennui quand même que de ressasser les mêmes héros et héroïnes à longueur d’année. »

C’est là que m’est venue l’idée d’interviewer une personne que je connais déjà, que je connais en fait depuis une décennie, une personne que j’appelle fièrement mon amie, mais que vous, vous ne connaissez pas. Vous ne la connaissez pas parce qu’elle fait un travail de l’ombre. Elle s’appelle Geneviève Bouchard et chaque jour, avant même que les horloges de nos téléphones ne sonnent l’heure du lunch, elle a déjà changé des vies en mieux, des vies d’enfants qui plus est.

J’ai beau assez bien connaître Geneviève, je n’étais pas certaine de ce qu’elle faisait au jour le jour. Avant de l’interviewer, je savais que la beauté de sa job consistait, en partant des enfants, à s’occuper des familles. J’avais aussi l’impression qu’elle était entre une sorcière et une fée marraine. Les organismes communautaires n’ont pas la réputation de rouler sur l’or et je me disais souvent qu’avec si peu d’argent, c’est avec deux brindilles et de la bave de crapaud qu’elle devait réussir en un tour de main à changer un peu le monde. C’est l’essentiel à connaître et tout cela explique, en partie, pourquoi elle est mon amie depuis si longtemps. Pour le reste, je me dois de l’avouer, je baignais dans l’ignorance.

Je la pensais directrice de l’organisme l’Oasis des enfants de Rosemont, mais j’aurais eu du mal à expliquer la nature réelle de son travail tant elle m’avait été racontée il y a longtemps. Ça devient gênant de demander une décennie plus tard : c’est quoi donc, ton travail ? C’est pourtant ce que j’ai fait avec Geneviève.

C’est avec fierté que Geneviève me corrige dès le début de notre rencontre, chez moi, sur le titre de son emploi. « Non, Caroline, je ne suis pas directrice ! Je suis coordonnatrice générale de l’Oasis des enfants de Rosemont. Notre organisme a une philosophie de gestion horizontale et participative. » Voyant mon visage interdit, elle poursuit : « Ça veut dire qu’il n’y a pas de boss ! On fait confiance à l’autonomie des 12 employés de la maison. L’équipe de coordination est là pour veiller au bon fonctionnement de l’organisme et la coordonnatrice générale que je suis s’occupe surtout de la gestion administrative et financière. Pour le reste, on cherche le consensus dans le respect et la bienveillance. »

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Geneviève Bouchard, coordonnatrice générale de l’Oasis des enfants de Rosemont

Pourtant, en ce qui concerne la gestion, la réalité est tout autre. Geneviève voudrait bien y consacrer ses journées, mais depuis quelque temps (alors que les autres employées sont déjà surchargées), elle passe beaucoup de temps à répondre aux mères qui sonnent chaque jour à la porte de l’organisme. Elles arrivent à l’Oasis avec leurs enfants, les mains vides pour demander la charité : de l’aide pour meubler le petit appart, un manteau d’hiver pour le plus petit, de l’aide alimentaire pour toute la famille.

Oui, elles ont parfois passé par le chemin Roxham, mais peu importe, mon amie a l’impression d’y voir chaque jour la même mère, indépendamment de son âge, de sa couleur de peau, de son moyen d’arrivée ou de son pays d’origine : « Ce sont toutes des mères larguées par le système, le même regard hagard, le même désespoir au visage. »

Quand les besoins dépassent les capacités de l’organisme, Geneviève est obligée de piler sur ses principes : « Au lieu d’outiller ces femmes afin qu’elles maintiennent leur capacité d’agir, j’ai parfois l’impression que dans l’urgence, on ne fait que leur distribuer rapidement des denrées et des vêtements. » Geneviève éteint des feux.

Des feux qui cachent l’incendie

Quand elle m’en parle plus en profondeur, j’ai en fait l’impression de feux qui cachent l’incendie. C’est que si depuis 2020 la pandémie a augmenté les besoins en soutien moral et affectif des enfants et de leurs familles, la fin de 2022 annonçait ce qu’elle appelle « la crise après la crise », une période charnière où les demandes en besoins matériels et alimentaires ont bondi à un point dangereux.

Vous voulez des exemples ? À l’organisme où travaille Geneviève, on est passé de 30 à 75 demandes de paniers de Noël en seulement… un an ! Cela, alors qu’au mois de novembre, elle recevait encore des appels pour des fournitures scolaires ! Seulement à l’Oasis, elle a vu une augmentation de 50 % des besoins matériels en… un mois !

Avec trois fois rien, l’Oasis des enfants de Rosemont offrait déjà deux haltes-garderies, dont une en plein air, une maison des enfants, accueillait un groupe d’élèves à la maison, avait mis sur pied le projet Filles pour les adolescentes, offrait un camp de jour, accompagnait les femmes en situation de violence conjugale, donnait un espace pour le soutien aux enfants à besoins particuliers et inventait un répit poussette pour contrer l’épuisement parental en pleine pandémie. Désormais, l’organisme fait encore tout ça, mais aussi beaucoup, beaucoup, beaucoup de soutien à l’aide vestimentaire, matérielle et alimentaire.

La population en général et les politiciens ne semblent pas se rendre compte de la gravité de la situation actuelle. Les besoins ont bondi de manière exponentielle, le travail aussi, les employées sont généreuses mais épuisées, bref, les organismes comme celui de Geneviève sont au bout du rouleau.

Elle me dit se demander souvent : jusqu’où peut-on étirer l’empathie ? La vérité, selon elle, c’est que « les familles dépendent maintenant du milieu communautaire, milieu qui était déjà saturé. Et puis, ça n’a aucun sens que tout cela repose sur le dernier des filets de sécurité ».

Avec l’augmentation des demandeurs d’asile, les différents ordres de gouvernement devraient maintenant prévoir de les recevoir correctement. Elle me donne un exemple : au fédéral, ça prend désormais près d’un an pour obtenir un permis de travail. Durant ce temps, on s’attend à ce que ces personnes vivent sur les maigres revenus que garantit l’aide sociale. En lisant les rapports annuels de l’IRIS⁠1, je constate que c’est indiscutable : cela ne suffit pas pour assurer un « revenu viable », c’est-à-dire, selon sa définition, « la somme disponible (après impôt) qui permet de vivre dignement hors de la pauvreté ». Après des années d’expérience, Geneviève ne peut qu’être d’accord. Les familles prestataires de l’aide sociale n’y arrivent tout simplement pas. Elles ne sont pas seulement pauvres, elles se voient obligées de chercher du secours alimentaire, vestimentaire, matériel… vous savez, les besoins de base.

Faire mieux

Et alors, quelle est la solution ? Selon Geneviève, le problème n’est pas la quantité d’immigrants, de réfugiés ou de demandeurs d’asile : « On est au Québec en 2023, personne ne devrait avoir faim ! On a les moyens et les capacités pour être accueillants ! » La solution doit venir d’ailleurs. Les gouvernements pourraient non seulement alléger les mesures d’employabilité, mais aussi améliorer l’accès aux services de garde. Et si on veut s’assurer que les organismes communautaires puissent offrir un accompagnement réel aux nouveaux arrivants, et pas seulement du soutien matériel, les gouvernements doivent s’y mettre. Geneviève est catégorique à ce sujet : ça prend du financement à la fois conséquent et pérenne.

Combattante comme elle est, elle finit en me disant : « Tu sais, Caroline, le plus drainant de mon travail, ce n’est pas d’aider ces mères vulnérables, c’est cette constante recherche de financement. Je n’arrêterai pas, même si j’ai parfois l’impression de quémander la charité chrétienne ! »

Il est vrai que c’étaient les églises qui prenaient soin jadis des « pauvres », mais je pensais qu’on avait fait valser la plupart des prêtres et religieuses pour se doter d’un État-providence fort qui ne laisserait pas tomber les plus vulnérables d’entre nous.

Avant qu’elle ne parte, le moral n’est pas bas, le cœur n’est pas chagrin. C’est mal connaître l’infatigable Geneviève. On le sait toutes les deux, mais elle encore plus que moi, pour que l’empathie s’étire à l’infini, il faut qu’on se donne la main, ça ne peut pas reposer uniquement sur les femmes (et les quelques hommes) des organismes famille du milieu communautaire, qui sont déjà souvent des mères fatiguées. Je pense que l’on doit exiger que ceux et celles qui nous représentent s’engagent à prendre le problème en amont, à s’assurer que les nouveaux arrivants ne tombent pas entre les mailles et à largement financer ces organismes de façon récurrente. Collectivement, le Québec que je connais, en tout cas le Québec que j’aime et qui me rend fière, je sais qu’il peut faire mieux.

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En matière d’accueil et de soutien, « le Québec que je connais, en tout cas le Québec que j’aime et qui me rend fière, je sais qu’il peut faire mieux », écrit l’autrice Caroline Dawson.

Il y a une grande force et un grand calme qui émanent des beaux yeux de mon amie, comme une assurance tranquille que j’admire. Demain encore elle se réveillera, s’habillera, règlera les chicanes des enfants en buvant son café froid, ira porter le grand à l’école et partira avec la petite vers l’Oasis des enfants de Rosemont. Comme d’habitude, entre une sorcière et une fée marraine, avec trois brindilles et de la bave de crapaud, elle fera quelque chose de peut-être plus important encore que seulement changer un peu le monde. Non, Geneviève Bouchard, même si ce n’est pas glamour, rejoindra son équipe, pour faire communauté.

Consultez le site de l’Oasis des enfants de Rosemont 1. Consultez le rapport sur le revenu viable de l’IRIS

Qui est Geneviève Bouchard ?

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

  • Née en 1978 à Québec
  • Coordonnatrice générale de l’Oasis des enfants de Rosemont, un organisme qui vient en aide aux familles
  • Études à l’Université du Québec à Montréal en sciences du langage et coopération interculturelle

Qui est Caroline Dawson ?

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  • Née en 1979 à Valparaíso, au Chili
  • Professeure de sociologie au cégep Édouard-Montpetit
  • Autrice du roman Là où je me terre (Éditions du Remue-ménage) et du recueil de poésie Ce qui est tu (Éditions Tryptique), paru le 15 février