Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’animateur et humoriste Dany Turcotte.

J’ai 14 ans et un premier emploi : camelot pour le journal Le Quotidien de Chicoutimi. On m’attribue une pas pire grosse « run », avec 45 copies à distribuer chaque matin, dans un quartier à plus d’un kilomètre de chez moi. Quarante-cinq belles grosses maisons neuves, pas mal toutes plus hot que mon petit bungalow. Pour un petit corps d’à peine 4 pieds 10, qui dit peser 100 livres, mais qui en réalité en pèse 90, la poche est grosse ! Les samedis, avec toutes les circulaires intégrées au journal, je transporte un véritable menhir de papier. Je dois aussi gérer l’argent que je collecte des clients chaque semaine et, surtout, me retenir de piger dans l’enveloppe brune des dépôts ! Je livre mes gazettes en sifflotant Le blues du businessman et en rêvant secrètement de mettre la clé sur la porte de ma « run » pour me lancer dans le monde du spectacle !

À l’époque, mon père vient de perdre son entreprise de construction, une belle grosse faillite. Sa valeur de 1 million en 1977 serait autour de 5 millions aujourd’hui. Nous passons donc d’assez riches à très pauvres. Mon travail de camelot n’a rien avoir avec la crise d’un adolescent en manque d’autonomie, il était vital pour payer mes vêtements, mes monstres à coller et mes livres de Bob Morane. À la maison, on mange beaucoup de pâtes tandis que je livre du papier, dans une ville contrôlée par la compagnie Price Brothers, qui en fait. C’est ironique !

Je me lasse rapidement du rythme matinal de la job. Comme je dois marcher beaucoup pour livrer mon journal, je me lève à l’heure des morning mans. Je décide de changer de stratégie. Je réussis à convaincre mes 45 clients de recevoir désormais leur Quotidien en fin de journée. Au coucher du soleil plutôt qu’au lever, un détail à l’époque, mais ce serait une hérésie aujourd’hui, à l’ère des informations en continu ! Vaut mieux des vieilles nouvelles que pas de nouvelles pantoute, comme dirait l’autre !

L’odeur de l’usine de papier de Kénogami est encore incrustée dans mon ADN. Vers la fin de l’après-midi, une draft puissamment soufrée empoisonnait nos vies. On disait que la papetière avait des flatulences. Très appétissant pour un souper à l’extérieur en famille !

C’était la plus grosse usine de papiers au Canada et 1200 personnes y travaillaient. Comme les frères Price faisaient flotter tout le bois pour produire leur papier sur la rivière aux Sables et que la Ville y rejetait les égouts de ses 60 000 habitants, on regardait cette eau brunâtre et nauséabonde avec circonspection. On ne s’y baignait surtout pas et on achetait notre poisson congelé chez Steinberg (chaîne d’épicerie la plus populaire dans mon enfance). Jusqu’au milieu des années 80, il n’y avait que des sacs de papier à l’épicerie. Le sac de Steinberg était même devenu une unité de mesure. On disait : on a ramassé deux sacs de Steinberg de noisettes ! Puis, révolution : les sacs de plastique, qui auraient été inventés dans le but écologique de sauver les forêts des coupes à blanc. Une bonne main d’applaudissements pour cette belle avancée environnementale !

À mon arrivée à Montréal, première surprise : il y a des camelots adultes ! Au Saguenay, le poste ne revenait qu’à des ados. J’ai de doux souvenirs de notre première représentation au Club Soda avec le Groupe sanguin, suivi d’une nuit où on était « malheureusement » dans l’obligation de boire jusqu’à 3 ou 4 h du matin, histoire d’attendre patiemment le camelot pour pouvoir enfin lire la critique de La Presse. Notre avenir était en jeu ! On a dû poursuivre la fête : le critique Jean Beaunoyer avait aimé notre spectacle !

J’ai toujours adoré lire les journaux. Bien avant la tablette, il fallait les gagner ! Prendre sa douche (un gars a le droit d’être coquet), sortir jusqu’au dépanneur les cheveux mouillés en plein hiver pré-changements climatiques, jaser avec tous les voisins, même les pas fins, patienter derrière la madame responsable d’un groupe de 200 personnes au 6/49, pour finalement blaguer avec le gars à la caisse. Une course à relais de socialisation parfois pénible. Mais récompensée ! On pouvait ensuite s’installer avec ses trois journaux, son café, ses 12 cigarettes et sa toux d’outre-tombe. Il est où le bonheur, il est où ? Il est là !

Aujourd’hui, 10 ans après que La Presse eut pris le virage de la tablette, les derniers journaux de papier semblent être en voie d’extinction. Rien n’arrête le progrès. La rivière aux Sables de mon enfance aussi a changé. Pour le mieux. Les pitounes de bois ont laissé leur place à des planchistes à pagaies et à de la truite comestible !

Quand je lis une revue « vintage », je tente parfois, dans un geste de début de démence, d’agrandir les photos avec mes doigts. Déformation électronique ! Les cigarettes et ma toux creuse ont disparu, mais ma soif d’information est intacte et comblée par des milliers de sources électroniques. On tourne finalement la page pour les journaux, mais il y a quand même de l’espoir pour le papier. On a besoin de boîtes pour livrer ce que les gens se commandent sur Amazon ! Mais ça, c’est un autre sujet, on s’en reparle…