Qui aime bien châtie bien. Qui aime beaucoup punit avec tout le feu de son amour. L’ancienne journaliste de Radio-Canada Alexandra Szacka discute de son « amour déçu » pour la Russie et de sa passion pour son métier.

Quand Alexandra Szacka parle de la Russie, des Russes, on a l’impression de voir son cœur s’emballer, sa tension monter. Comme si elle parlait d’une rupture amoureuse récente.

« J’ai un amour incontrôlable pour la Russie, mais c’est un amour déçu », dit l’ancienne journaliste de Radio-Canada au moment de finir son dessert au restaurant de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec de la rue Saint-Denis, à Montréal.

Ça fait bien plus d’une heure que nous parlons de sa première grande passion, le journalisme et, particulièrement, le journalisme international, quand le sujet de la guerre en Ukraine s’impose avec ce qui devait être notre dernière gorgée de café.

La fascination pour la Russie, nous l’avons en commun. J’y ai vécu deux ans, j’y ai étudié et j’y suis retournée maintes fois avec un calepin et un crayon. Alexandra Szacka, elle, a hérité de l’amour de ce pays et de sa culture bien avant d’y mettre les pieds comme journaliste et d’y passer trois ans comme correspondante de 2007 à 2010. « Ç’a toujours été dans l’histoire familiale. Ma mère a passé la Seconde Guerre mondiale là-bas. Mon père, Julian, a étudié là-bas. Sa première femme était russe. On a été élevées là-dedans, mes sœurs [Agnès et Joanna Gruda] et moi. J’adore cette langue, la littérature, le théâtre. Mais politiquement, je ne peux plus sentir ce pays, la folie des grandeurs et l’impérialisme débridé », dit celle qui vient tout juste de publier ses mémoires, Je ferai le tour du monde.

Dans cette biographie, Alexandra Szacka revient sur les reportages qui l’ont le plus marquée au cours de sa riche carrière journalistique qui s’est étendue sur plus de 30 ans. On revisite autant le printemps de Tiananmen de 1989 que le soulèvement ukrainien sur la place Maïdan en 2014. Mais bien avant de parler de sa carrière, la Québécoise d’adoption raconte l’exil de sa Pologne natale alors qu’elle était adolescente. Un exil forcé causé par des relents d’antisémitisme. Un exil qui lui a brisé le cœur, mais qui lui a vite permis de comprendre ce qui comptait le plus pour elle : la liberté.

La liberté, c’est d’être capable de dire non, de dire oui, de choisir ses dirigeants. C’est l’écriture de mon livre qui m’a permis de réaliser combien ça a joué un rôle central dans ma vie. Et c’est là qu’on revient à la Russie. Je déteste les Russes d’avoir choisi la servitude.

Alexandra Szacka

Servitude. Le mot est fort, mais Alexandra Szacka persiste et signe. « Je comprends qu’historiquement, les Russes ont peu connu la liberté. Ils sont passés de l’état de serfs [pendant la période des tsars] à esclaves de Staline. Je comprends leur histoire, mais je ne leur pardonne pas. »

La Russie qu’elle a pu arpenter, dit-elle, n’est pas seulement la terre natale de Fiodor Dostoïevski, de Léon Tolstoï et de Modest Moussorgski, les héros culturels du passé, c’est aussi un pays bourré de richesses et de possibilités. Il y a bien, rappelle-t-elle, quelques figures d’exception qui se sont battues pour la démocratisation et se sont opposées ouvertement aux visées fratricides de Vladimir Poutine en Ukraine. Alexeï Navalny et Vladimir Kara-Mourza sont aujourd’hui emprisonnés. Boris Nemtsov a été assassiné devant le Kremlin. « Mais comment expliquer que la plupart des Russes se sont donnés pieds et poings liés à Vladimir Poutine, un kleptocrate qui va les mener à la mort ? Je le vis comme une tragédie. Une double tragédie. »

La seconde tragédie, c’est bien sûr celle que subissent les Ukrainiens, attaqués par le pays voisin, le frère ennemi. Mais à leur égard, Alexandra Szacka fait le constat inverse. « Les Ukrainiens, je les trouve d’un tel courage, d’une telle clairvoyance. Et c’est ce que j’ai pu constater dès 2014 dans Maïdan. Ce que je voyais, ce sont des gens qui se prennent en main, qui veulent s’en sortir, qui veulent être démocrates. Oui, parmi eux, il y avait des extrémistes, mais il y en a aussi aux États-Unis », dit celle qui vit le conflit actuel avec ses tripes autant qu’avec sa tête. « Je savais que cette guerre aurait lieu. Et je sais que la Pologne ou les pays baltes sont les prochains sur la liste si Poutine remporte cette guerre. »

Si elle s’est longtemps retenue d’exprimer ses opinions – devoir de réserve oblige –, Alexandra Szacka parle aujourd’hui avec une franchise désarmante. Dans Je ferai le tour du monde, elle ne manque pas de parler du boys’ club et des autres embûches qu’elle a dû surmonter pour pratiquer son métier à la hauteur de ses compétences. « Mais soyons claires, je ne suis pas une victime dans la vie. Il y a des choses sur mon parcours que je n’ai pas aimées, mais j’ai seulement pédalé plus fort pour arriver là où je voulais aller. J’ai eu la carrière que j’ai voulue. J’aurais juste aimé que ce soit plus tôt », soutient-elle, encore une fois sans détour. Elle est fière – avec raison – d’être l’une des premières journalistes allophones à avoir accédé à un poste de correspondant à l’étranger.

Ayant travaillé dans une cinquantaine de pays, souvent loin de ses deux enfants, elle a aussi vécu sa part de déchirements. « Quand je travaillais pour l’émission Nord-Sud, mes enfants étaient tout petits et on partait pour plusieurs semaines. Je laissais des cadeaux pour les enfants partout dans la maison. J’ai déjà enregistré un livre de Jacques Prévert au complet pour que ma fille, qui avait 7 ou 8 ans, puisse entendre ma voix tous les soirs. Je mets beaucoup d’accent sur ma carrière, mais avoir des enfants, ç’a été la plus belle expérience de ma vie », soutient-elle.

J’ai servi de modèle à mes enfants, mais il leur a manqué des choses. Ma fille me disait que les mamans de ses amis faisaient des muffins. Pas moi.

Alexandra Szacka

Aujourd’hui, ses deux enfants, devenus grands, voyagent aux quatre coins du monde. Comme leur maman.

Même si elle est retraitée de Radio-Canada depuis 2019, qu’elle vit une vie de rêve dans la ville toscane de Lucca, Alexandra Szacka doit toujours faire face aujourd’hui à son lot de déchirements. Quand la guerre en Ukraine a commencé, elle mourait d’envie de retourner sur le terrain. De mettre à profit ses connaissances et son expérience pour rendre compte de cette double tragédie qui est en train de transformer notre monde. « J’ai longtemps été insupportable. Je ne parlais que de ça, dit-elle en riant. Le métier que nous pratiquons, on n’en guérit pas. C’est beaucoup trop intéressant », me dit-elle. Je ne la contredirai pas.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : J’adore le cappucino italien en Italie. Nulle part ailleurs n’est-il aussi bon et peu cher.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : Anton Tchekhov, Marie Curie, Leonard Cohen et Elsa Morante, mon écrivaine favorite. Ma mère, Ilona Gruda, y serait aussi.

Des personnes qui m’inspirent : Ma fille Léa-Catherine, qui est une battante depuis qu’elle est toute petite, et mon fils Thomas, qui a une belle âme, une âme d’artiste et de penseur.

Le dernier livre que j’ai lu : Vivre vite, de Brigitte Giraud, le Goncourt 2022.

Qui est Alexandra Szacka ?

  • Née en Pologne en 1953, Alexandra Szacka est arrivée au Québec à la fin de l’adolescence.
  • Diplômée en anthropologie, elle a été journaliste à l’émission Nord-Sud de Radio-Québec (aujourd’hui Télé-Québec) puis à Radio-Canada, où elle a notamment travaillé pour les émissions d’affaires publiques Enjeux et Zone libre avant de rejoindre le service des nouvelles.
  • Elle a aussi été correspondante de Radio-Canada à Moscou et à Paris.
  • Au moment de prendre sa retraite en 2019, elle avait réalisé des reportages dans une cinquantaine de pays et remporté de nombreux prix. Ses mémoires, Je ferai le tour du monde, viennent de paraître chez Boréal.