Notre chroniqueuse Isabelle Hachey s’entretient avec la journaliste et écrivaine française Florence Aubenas.

Pendant deux ans, Florence Aubenas n’a pas franchi les limites du boulevard périphérique de Paris. Et puis, au bout de deux ans, elle a voulu savoir. Si elle pouvait repartir. Si elle pouvait continuer à pratiquer son métier, malgré tout. Malgré ça. Alors, en 2007, l’ancienne otage de Bagdad a proposé à sa rédaction d’aller couvrir un déploiement de troupes françaises en Afghanistan.

Florence Aubenas a fait sa valise « en tremblant d’avoir peur ». Que ferait-elle de sa vie de bourlingueuse si elle n’y arrivait pas ? Si le souvenir de sa captivité la rattrapait dès sa sortie de l’avion et la clouait sur place ? Elle a prévenu sa rédaction : « Si, en mettant le pied par terre, j’ai l’impression que ma semelle brûle, s’il faut que je remonte à l’instant dans l’avion, ne vous foutez pas de moi… »

À son grand soulagement, ça n’a pas été le cas. Et pour notre plus grand bonheur. Florence Aubenas a continué à faire ce qu’elle avait toujours si bien fait : du journalisme de terrain. Du vrai de vrai. Avec, en prime, une plume précise et agile qui fait passer ses reportages dans Le Monde pour autant de nouvelles littéraires, bijoux d’écriture empreints d’humanité.

Nous nous rencontrons à la Brûlerie du Quai, face à la baie des Chaleurs, où nous participons toutes deux à la première édition du Festival international de journalisme de Carleton-sur-Mer. Trois jours plus tôt, Florence Aubenas traînait encore ses bottes dans les tranchées boueuses d’Ukraine. Elle en est à son sixième séjour là-bas depuis l’invasion russe. À son tout premier au Québec. La veille, au Dixie Lee, quelqu’un a insisté pour lui faire découvrir la spécialité locale : un plat de frites et de fromage noyés dans la sauce brune. « J’ai failli m’évanouir », rigole-t-elle.

La grande dame du journalisme français est capable d’en prendre, mais il y a tout de même des limites…

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Après l’Irak et l’Afghanistan, Florence Aubenas a couvert la guerre en Syrie, à une époque où s’était développé là-bas un véritable business de l’enlèvement. Comment fait-elle ? Quand mon journal m’envoie couvrir les points chauds de ce monde, je peux au moins me faire croire que ce genre de mésaventures n’arrive qu’aux autres. À Florence Aubenas, par exemple.

PHOTO RÉGIS LEBLANC, COLLABORATION SPÉCIALE

Florence Aubenas

La journaliste rigole, encore : c’est l’argument qu’on sert chaque fois à nos familles ! À son tout récent retour d’Ukraine, ses proches lui ont reproché de s’être aventurée près du front. Elle les a rassurés : pour elle, ce n’était pas pareil, elle faisait attention… Et puis, en le disant, elle s’est rendu compte qu’elle leur avait servi la même soupe avant son calamiteux voyage en Irak…

Soudain, son regard s’assombrit. « Je fais un peu la maline avec vous en terrasse avec un latte. Mais sur le moment, on ne rit pas du tout… »

On l’imagine sans peine. Pendant 157 jours, il n’y a eu pour elle ni terrasse, ni latte, ni vue sur la mer. Pas de nourriture, à part des bouts de pain. Pas de douche. Pas de conversation. Pas de lumière du jour. Et, le plus souvent, pas d’espoir.

Ses ravisseurs lui répétaient sans cesse que son gouvernement l’avait oubliée et qu’ils l’égorgeraient le lendemain. Elle a passé cinq mois, yeux bandés et mains liées, dans une cave suffocante et bondée d’otages. « Nous étions serrés les uns contre les autres. Quand l’un bougeait, les autres devaient bouger. » Personne ne s’entraidait. Au contraire. « Le premier salaud, c’est celui qui vous a enlevé. Mais il faut quand même faire attention à votre voisin de misère… »

Seule femme parmi une vingtaine d’otages, Florence Aubenas se faisait punir exprès pour que ses ravisseurs lui passent des menottes en fer – question, pour elle, de pouvoir frapper ses compagnons d’infortune quand le besoin s’en faisait sentir…

On imagine l’horreur, donc. Pourtant, Florence Aubenas parle de son enlèvement avec détachement. Ce n’était, dit-elle, rien de plus qu’un « accident professionnel ». Un journaliste peut se faire enlever comme un couvreur peut tomber d’un toit ; on ne le souhaite pas, évidemment, mais ça fait partie des risques du métier. Ce n’est même pas ce qui l’a le plus marquée, dans sa carrière.

Ce qui lui a causé le plus grand choc, c’est de se réveiller dans une chambre d’hôtel, un matin, sans pouvoir se rappeler où elle était. Elle savait bien qu’elle était là pour raconter une histoire, mais ne savait plus laquelle. Elle en a eu honte.

PHOTO RÉGIS LEBLANC, COLLABORATION SPÉCIALE

Florence Aubenas

À l’époque, elle vivait dans ses valises, toujours à courir après les conflits. Partir. Revenir. Repartir. Encore et encore. Ce réveil embrouillé l’a poussée à changer ses façons de faire. À ne plus enchaîner autant les missions. « Pour moi, c’est important de raconter d’abord un pays et, ensuite, raconter ce qui s’y passe. Il n’y a rien qui me fait plus de peine que quelqu’un qui allume la télé, voit des soldats dans le désert et dit : « C’est terrible… où c’est, déjà ? » C’est un échec professionnel très fort : on n’a pas su faire comprendre les enjeux, on a juste transmis la violence. »

Quand les brumes du sommeil se sont complètement évaporées, ce matin-là dans la chambre d’hôtel, Florence Aubenas s’est rappelé qu’elle était à Bujumbura, au Burundi.

Depuis, elle raconte la vie et ses nuances. Elle le fait en s’effaçant derrière son histoire, au point de faire douter le lecteur : s’agit-il vraiment d’un reportage ? Il faut dire que la journaliste est passée maître dans l’art de se faire oublier. Comme une mouche sur un mur, elle est là, discrète, écoutant tout, notant tout.

Elle n’a rien contre le journalisme à la première personne, très populaire aux États-Unis, mais ce n’est pas son genre. « J’aurais peur de prendre trop de place. Pour moi, le journalisme, c’est raconter les autres. J’essaie de disparaître. »

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le grand journaliste américain Ernie Pyle affirmait adopter, dans les tranchées, le point de vue du ver de terre. « La mouche sur le mur dont vous me parlez évoque la même chose : c’est l’insecte qu’on ne voit pas. Je revendique le point de vue du ver de terre. »

Moi, je me fais oublier. Et l’intérêt d’avoir du temps, c’est ça. Au bout d’un jour ou deux, j’arrête les questions. Je regarde juste comment ça bouge, comment ça vit, comment ça parle. Je fais partie du décor.

Florence Aubenas

Elle a appliqué la formule avec les gilets jaunes, que la plupart de ses collègues parisiens avaient tendance à regarder de haut. « Quand j’ai écrit ce papier, dans ma propre rédaction, il y a eu un petit débat. » On lui a demandé ce qu’elle fabriquait, au juste. Un peu plus et on l’accusait de trahison. Tout ce qu’elle voulait, pourtant, c’était écouter. Et comprendre.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Elle a dû faire preuve d’humilité en se présentant un matin d’hiver à un rond-point occupé par des gilets jaunes. On lui a désigné une chaise, bien loin du brasero autour duquel se réchauffaient les manifestants. « Assoyez-vous là, lui ont-ils ordonné, méfiants. Le porte-parole va arriver à 17 h. D’ici là, personne ne vous parle. On ne parle pas aux journalistes. »

Florence Aubenas est restée là, frigorifiée sur sa chaise. Les gilets jaunes, hostiles aux médias, tournaient autour d’elle avec leurs cellulaires pour filmer à quel point elle travestirait leur réalité. Elle a tenu bon. « Au bout d’un moment, ils en ont eu marre. La glace s’est rompue et on a commencé à parler. »

Elle aurait de quoi pavoiser. Ses reportages au long cours se dévorent comme des romans et font un tabac en librairie. Le quai de Ouistreham, résultat d’une enquête journalistique immersive au cours de laquelle elle a été embauchée comme femme de ménage sur les traversiers de cette commune de Normandie, a été adapté au cinéma en 2021. Son rôle y est joué par… Juliette Binoche.

Bon, Juliette Binoche en chandail mou, toujours décoiffée et qui se mouche du revers de la main, mais Juliette Binoche quand même…

Ça n’impressionne pas Florence Aubenas. Peu importe les honneurs, cette femme n’aura jamais la grosse tête. Elle est éminemment sympathique. Dès qu’on la rencontre, on a l’impression de la connaître. C’est sans doute la clé de son succès journalistique : cette aisance naturelle avec les gens.

L’autre clé, c’est bien sûr sa formidable maîtrise des mots. Sa grande humanité, également. Mais, surtout, son inaltérable passion du métier. « J’aime le journalisme, j’aime écrire des articles et j’aime la vie de journaliste. Cette manière de jeter le sac sur son épaule et de partir, je fais ça depuis très longtemps. Je suis ce genre de personne qui ne démêle pas sa vie professionnelle et sa vie privée. Je vis seule, je n’ai pas d’enfant et cela n’a pas été un renoncement. J’aime la vie que je mène. Pour moi, c’est une forme de liberté. »

Questionnaire sans filtre

1. Le café et moi : Chez moi, je bois du thé. En revanche, à l’extérieur, je bois du café. Je suis maniaque du thé, alors que je bois n’importe quel café, même très mauvais, même du Nescafé en reportage…

2. Les personnalités, mortes ou vivantes, que j’aimerais réunir autour d’une table : J’admire des gens pour ce qu’ils ont dit, pour ce qu’ils ont écrit, pour la musique qu’ils ont jouée. Ça va de Mandela à Bruce Springsteen, mais je n’ai aucune envie de les mettre autour d’une table pour discuter avec eux. Ce qu’ils ont fait me suffit.

3. Sur ma table de chevet : Je lis frénétiquement. Je viens de terminer le livre dont tout le monde parle à Paris : Les éclats, de Bret Easton Ellis. Et parce que je suis obsédée par l’Ukraine, je relis Vie et destin, de Vassili Grossman.

Qui est Florence Aubenas ?

  • Née le 6 février 1961 à Bruxelles de parents français. Elle passe les 18 premières années de sa vie en Belgique.
  • Elle étudie en littérature à l’Université Paris Nanterre, avant de bifurquer en journalisme. Diplômée du Centre de formation des journalistes de Paris en 1984.
  • Embauchée à Libération en 1986, où elle passe la majeure partie de sa carrière comme grand reporter. En 2006, elle est recrutée par Le Nouvel Observateur, puis par Le Monde en 2012.
  • Parmi ses publications : La méprise : L’affaire d’Outreau en 2005 ; Le quai de Ouistreham en 2010 ; L’inconnu de la poste en 2021