Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’écrivaine anglo-montréalaise Heather O’Neill, qui publie ici pour la première fois un texte écrit en français.

J’étais assise sur la terrasse d’un bar un soir à Montréal avec des amis, après avoir donné une conférence publique. Derrière nous, la ville était illuminée, parée pour le samedi soir. Toutes les jolies enseignes lumineuses au-dessus des fenêtres des magasins étaient allumées, des publicités de pâtisseries, de fleurs et de coupes de cheveux. J’aime la ville de nuit plus que n’importe quel paysage naturel.

J’ai pensé que la lumière serait flatteuse sur une photo. J’ai donc tiré ma chaise sur le côté et je suis montée dessus. J’ai demandé à la lune derrière moi de sourire un peu. Et j’ai pris un égoportrait.

Un jeune homme avec une casquette posée sur ses cheveux foncés et les ongles peints, qui avait été dans le public ce soir-là, est venu me dire qu’il avait écrit un essai sur les chats dans mes romans.

« Oh ! merveilleux ! », lui ai-je dit en l’invitant à s’asseoir avec nous.

Il était assis à la table, timide et content. Je me suis tournée vers le jeune homme et lui ai demandé s’il pensait que j’étais trop vieille pour prendre un égoportrait. « Jamais », a-t-il dit avec une sincérité absolue. J’ai ri : « Super ! »

Bien sûr, je n’aurais pas cessé de prendre des égoportraits s’il m’avait répondu que j’étais trop vieille. J’étais simplement curieuse de savoir comment il voyait cet exercice de la part d’une femme d’âge moyen, lui qui n’était pas encore sorti de la vingtaine. N’était-il pas censé me voir comme une sorcière ?

Je n’aurais jamais imaginé me sentir à l’aise avec mon apparence physique à mon âge. À 49 ans, d’après la société, je suis censée être furieuse et amère de la perte de mon ancien moi plus jeune et plus beau.

Curieusement, je ne supporte pas de regarder des photos de moi quand j’étais plus jeune. J’ai l’air épuisée, surmenée et malheureuse. Quand j’y pose le regard, je me vois laide et inutile et pauvre. Est-ce le moi que je suis censée pleurer ?

Quand j’étais jeune, chaque jour était une éventualité dangereuse ; en prenant le métro ou en marchant dans la rue. Des hommes plus âgés me criaient des commentaires vulgaires de leur voiture. Ils se montraient. Un homme m’a un jour proposé de me ramener chez moi, de m’attacher et de m’apprendre à faire l’amour correctement. J’ai regardé mes chaussures de course et j’ai secoué la tête.

À l’école, les garçons me disaient que j’étais un chien et me poussaient dans des casiers en me criant au visage que j’étais moche. Dans mon école, la pauvreté était considérée comme une forme de laideur.

L’insistance sur la beauté juvénile chez les filles les fait avoir des plans à court terme. Je voulais qu’on me dise que j’avais toute une vie devant moi, pas que j’étais dans la fleur de l’âge !

À l’approche de la cinquantaine, on m’annonce plutôt que je deviens invisible… On me conditionne à être terrifiée de vieillir. On me dit que le fait d’atteindre 50 ans est une grande tragédie pour les femmes. À 50 ans, aucun homme ne peut plus vous trouver attirante. Quand les hommes cessent d’essayer de coucher avec vous, votre vie est vide et vous devenez amère et haineuse. Comme si le fait d’être attirante était le trait constitutif des femmes, sans lequel tout ce qu’elles disent ou font devient sans importance.

Ça n’a pas toujours été ainsi. Avant les années 1600, en Occident, le rôle des femmes dans la société était davantage valorisé que leur apparence physique. Elles ont participé à tout, de l’agriculture à la construction, et elles étaient particulièrement dominantes dans les domaines de la médecine et de l’accouchement, peu importe leur âge. Puis, on orchestra la chasse aux sorcières, une façon de reprendre le pouvoir aux femmes âgées. Et plus tard, la nouvelle notion capitaliste du salaire horaire, qui serait payé aux hommes et non aux femmes, les a rendues entièrement dépendantes des hommes. Leur rôle principal est devenu celui de donner naissance à de futurs travailleurs. Une fois stériles, elles n’étaient qu’un poids sur la société.

J’ai réalisé que je ne savais même pas à quoi ressemblent les femmes de 50 ans. Il y a un manque certain de représentation des femmes âgées dans les médias visuels. En vieillissant, elles ne sont pas représentées dans les films, à la télévision ou dans la publicité. Les jeunes femmes sont belles à regarder. Mais je veux voir d’autres femmes de mon âge.

Les médias sociaux sont critiqués en raison de la prévalence des gourous du fitness en bikini qui conduisent les filles à se comparer, à douter d’elles-mêmes, de leur valeur. Mais quoi de neuf ?

Il faut voir l’autre côté de la médaille. Les médias sociaux ne sont pas édités comme un magazine, ils ne sont pas filtrés. Si vous cherchez, vous pouvez y voir des femmes de couleur, des femmes plus grandes, des femmes trans, des femmes handicapées, qui font exploser les mythes de la beauté en aimant leur corps.

J’ai décidé de suivre un mot-clé pour les femmes âgées sur Instagram pour avoir accès à des images de femmes âgées sur mon fil. Je voulais qu’on me rappelle la beauté des femmes mûres chaque jour.

Quant à la menace inquiétante et répétée selon laquelle les hommes ne voudront plus avoir de rapports sexuels avec moi, c’est absurde. Pourquoi voudrais-je que les hommes essaient de coucher avec moi ? Franchement, je considère cela comme une insulte. Je veux plutôt que les hommes me disent comment mon travail les a touchés et inspirés. Les jeunes veulent que je les encadre. Les plus vieux veulent collaborer artistiquement.

Quand quelqu’un, homme ou femme, complimente mon travail, je suis émue. Je me sens bien. Je me sens belle. Je me sens importante. Je me sens aimée et aimable. Et quand je regarde mes égoportraits, c’est cette beauté intérieure qui me charme.

Il y a si peu de photos de moi dans la vingtaine. Personne ne pensait que mon apparence valait la peine d’être préservée et documentée. Maintenant, on me photographie tout le temps. Pas à cause de mon apparence, mais à cause de ce que je pense.