Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à l’humoriste Mariana Mazza.

J’ai toujours été celle qui partait avant la fin des spectacles. Pour ne pas être prise dans la foule et parce que, comme quand je mange, c’est impossible pour moi de profiter jusqu’au bout. Je laisse toujours un morceau. Comme si mon cerveau bloquait avant que la fin arrive. Par peur d’être trop attachée et de perdre le contrôle. Ou juste par paresse.

Je pars avant le rappel interminable. Me disant que je ne vais rien rater. Et pourtant, je me trompe tout le temps.

Nous sommes en plein milieu de Rome. En direction du Parco della Musica, un auditorium à ciel ouvert. Comme un énorme Colisée sans vestige de gladiateurs meurtris par les combats. Le seul gladiateur, c’est le pianiste que nous attendons tous. Ludovico Einaudi. Trois mille personnes se sont déplacées pour le regarder. L’entendre. Lui, uniquement. Sans décor. Sans concept d’éclairage. Sans costume ni feux d’artifice. Juste lui.

La première fois que j’ai entendu sa musique, c’était dans le film français Intouchables, avec Omar Sy. La deuxième, dans le film Mommy, de Xavier Dolan. J’ai toujours associé sa musique à d’autres œuvres d’art. Comme s’il n’était pas suffisant en lui-même.

Il y a quelques années, mon amie Karine m’avait invitée au Centre Bell pour le voir. Je suis restée 40 minutes. Et je suis partie. Je ne savais pas comment apprécier un humain et son instrument. C’était long et trop de silence me rend sourde. Ça manquait de « flafla ». Pourtant, c’est exactement le même artiste que j’ai revu.

Là, je ne peux aller nulle part. Je n’ai nulle part où fuir. Je ne suis pas chez moi. Et j’ai une sorte de vertige. J’ai peur que ce soit long. Que mon cerveau ait besoin de plus de stimulation qu’un sexagénaire qui vient nous jouer deux heures de musique sans fumée ni animation de foule. Que les gens toussent pour faire exprès. Parce que ça tousse toujours dans les moments de silence. Ou que quelqu’un mange des chips à côté de moi. (C’est toujours à moi que ça arrive.)

Je lui donne deux chansons maximum avant que mes parents s’endorment. Je m’en donne trois avant que j’aille sur Instagram pour « scroller » le vide des autres.

Il arrive sur scène. Bel homme. Classe. Typique italien. Il doit sentir bon. Il s’assoit. Salue la foule avec sa tête. Sans ouvrir la bouche. Les applaudissements sont militaires. Synchronisés. C’est impressionnant. Personne ne siffle. Ou crie. Le silence. Il pose ses doigts sur son piano. Il appuie sur une touche. La note remplit l’atmosphère chaude que crée le coucher du soleil. C’est doux. Du miel. Mélancolique, même après une seule note qui ne termine jamais. Elle s’étire comme de la cire chaude. Un long filet acoustique.

Quelque chose d’apaisant et sobre se propage dans l’air. Mes épaules roulent vers l’avant tranquillement. J’oublie la chaleur suffocante. Les gens sont hypnotisés par le moment présent. Mes parents ne dorment pas. Ils sont curieux et agréablement surpris par les mélodies accrocheuses. Après chaque pièce, applaudissements. On reprend.

Je constate que je suis heureuse. Que je suis en vacances. Que je dois lâcher prise. Que ça va bien. Que ma bronchite s’estompe. Que la vie passe vite et lentement. Que je suis privilégiée d’être là. De vivre un moment d’art à des milliers de kilomètres de chez moi. C’est comme si c’était plus facile d’en profiter quand on est loin de ses repères.

Et là, la pièce Una Mattina, celle que j’ai découverte dans Intouchables, commence tout doucement. Les larmes ruissellent le long de mes joues. Ma morve s’accumule silencieusement dans mon nez, qui ne veut pas l’aspirer et faire un vacarme. Trop d’écho. Le sac de chips que tout le monde entend.

Tout le monde l’attendait. Les écrans de cellulaire illuminent les visages émus. Cette symphonie qui nous bouleverse. Qui nous a fait découvrir l’œuvre du maître. Je me tourne vers ma mère et lui demande si je peux me moucher dans ma robe en soie. Si ça se nettoie bien. Elle approuve du bonnet. Je me laisse pleurer comme si j’étais dans un film où c’est obligatoire de le faire : pleurer et se laisser aller.

J’admire cet homme qui joue depuis deux heures avec passion, douceur et doigté. Je suis touchée de comprendre le langage de cet artiste. Je constate le privilège que j’ai de comprendre ce qu’il veut me communiquer. Il me touche. Je suis bien.

Nous nous levons pour l’ovationner. Doucement, comme il nous l’a montré. C’est le rappel. Je me rassois. Il continue pour nous. Je ne veux pas partir. Je suis un bloc de béton. C’est la fin.

Je me retourne pour regarder mes parents. Ils se réveillent doucement, font semblant qu’ils ne somnolaient pas. Probablement la sieste la plus satisfaisante de leur vie.

Jusqu’à la fin, je suis restée. Plus jamais je ne quitterai un spectacle avant que l’artiste ait terminé de tricoter son œuvre.

P.-S. J’encourage tous les hyperactifs à assister à un spectacle de pianiste. C’est le meilleur des médicaments.