Toutes les deux semaines, cet été, l’autrice Rafaële Germain nous propose de changer de rythme. Elle nous amène à la rencontre de personnes et de lieux hors du temps, en marge de la course folle.

À part pour un espace dégagé tout autour de la maison, sur le bord du lac, le terrain qu’avaient acheté mes parents en 1988 était entièrement recouvert par une forêt mixte, trembles, bouleaux, sapins et pins blancs, beaucoup de fougères, un petit marécage, des rochers, quelques escarpements. J’ai dû arpenter chaque mètre carré de ce petit territoire durant mon adolescence, armée d’une gourde, d’une couverture et de ma flûte à bec – j’étais une fille équipée. J’allais au-delà du terrain aussi, dans les sentiers tracés par d’élusifs VTT qu’on ne voyait jamais et de grandes familles de chevreuils qui se pointaient à la brunante.

Je gambadais là entre les chênes et les épinettes, donnant aux éléments du territoire des noms pompeux qu’ils n’avaient jamais revendiqués. Le ruisseau Victor-Hugo et le mont Saint-Just se voyaient ainsi liés à des hommes qui n’avaient jamais posé le regard sur leurs eaux claires et leurs roches moussues, des étrangers qui n’aimaient pas la terre maigre qu’ils traversaient et qu’ils composaient. Ceux qui les aimaient étaient partis sans presque laisser de traces, qu’un tas de roches tout en haut de la butte, vestige d’efforts oubliés pour dépierrer un pauvre champ que la forêt avait réclamé depuis longtemps.

Ils avaient dû pester et suer, ces colons arrivés là on ne sait plus comment, en suivant des chemins d’espoirs et de nécessité qui menaient au-delà des terres arables de la seigneurie, dans cette région de bois et de lacs située de l’autre côté de la rivière du Nord. Les cultures étaient rares, on y vivait surtout de la coupe du bois, mais des mains calleuses se sont attelées à défricher des terres ici là, un petit lopin pour subvenir à certains besoins de base, on devine des lots de pommes de terre, des parcelles plantées de rutabagas, un verger donnant quelques pommes sures.

J’ai l’air d’extrapoler, mais les traces de ces vies oubliées sont encore parsemées le long de ces sentiers, un vieux pommier solitaire au milieu d’une clairière, les fondations couvertes d’orties d’une bâtisse en bonne pierre, un puits écroulé sur lui-même, et, à une centaine de mètres d’un ancien chemin de bois qu’empruntent aujourd’hui les chasseurs chaque automne, deux tombes.

C’était le genre de découverte qu’on rêve tous de faire aux premiers temps de l’adolescence. J’avais l’âge des Goonies à une époque où les parents laissaient leurs filles se perdre dans la campagne. Il fallait se rendre jusqu’au bout du champ, passé la maison abandonnée dans laquelle nous allions souvent jouer, malgré les touffes de MIUF qui s’accrochaient encore à ses murs de pierre. Le chemin descendait ensuite à travers les vinaigriers, pour déboucher dans une ancienne carrière de sable envahie par les verges d’or et une colonie de jeunes bouleaux. Un ruisseau la traversait dans lequel quelqu’un, au tournant des années 1960, avait projeté une vieille Corvette turquoise qui s’y trouve encore aujourd’hui. On passait alors les fondations recouvertes d’orties, le puits écroulé et le pommier solitaire, rendu là, tout vibrait de vie dans l’ombre tachetée de soleil, c’était bien clair que des gens avaient vécu là, avaient tenté de faire de ce coin de territoire leur chez-eux.

C’est là que je les ai trouvés, au milieu d’un muret circulaire aux trois quarts effondré. Je me tenais en son centre, occupée sans doute à m’inventer une âpre vie de pionnière, quand j’ai senti sous mes pieds du dur, et du plat.

J’ai arraché les mousses et les fougères, balayé la terre et elles étaient là : deux pierres tombales, renversées depuis longtemps – leurs socles moussus sont apparus, juste devant, après un plus ample déblayage.

En proie à une fièvre hautement archéologique, j’ai frotté, soufflé, et les lettres gravées dans la pierre se sont lentement révélées : Richard et Charlotte, nés en Irlande à la fin du XVIIIsiècle et morts là, dans le dur et tendre giron de la forêt laurentienne.

Avaient-ils eu des enfants ? Quelqu’un les avait évidemment enterrés là, quelqu’un qui devait connaître le puits et le pommier et qui peut-être leur ressemblait. Y avait-il eu de petites joies dans cette existence humble et rude, un air de violon, des caresses, une baignade dans la rivière de l’Est à la fin d’août ? Je suis retournée les voir souvent, apportant un été des pousses d’hémérocalles, ces fleurs pas tuables dont mon père disait qu’elles étaient des échappées de jardin. Aujourd’hui le muret circulaire entoure une énorme talle de feuilles vertes et de fleurs orangées, elles poussent là dans un désordre touffu, entre les stèles sur lesquelles les lettres s’effacent peu à peu.

C’est un lieu très, très calme, où tout coule à contresens de notre époque. Loin, très loin des photos, des vidéos, des écrits et des montagnes de possessions qui nous survivront, Richard et Charlotte reposent. Ils n’auront laissé derrière eux, fait inimaginable aujourd’hui, qu’un pommier, deux tombes, et leurs noms, bien sûr, que portent maintenant un mont et un ruisseau.