Toutes les deux semaines, cet été, l’autrice Rafaële Germain nous propose de changer de rythme. Elle nous amène à la rencontre de personnes et de lieux hors du temps, en marge de la course folle.

Durant le deuxième printemps de la pandémie, alors que nous surfions sans entrain sur une troisième vague, un petit renard a fait son apparition parmi nous. Nous étions dehors, évidemment, correctement éloignés les uns des autres, quand des hurlements ont retenti, accompagnés par le jaillissement soudain de cinq poules dans notre cour, cinq missiles hirsutes et paniqués qui fusaient entre les cèdres en caquetant.

Les hurlements, comme les poules, provenaient de la nouvelle copine du voisin, que nous avons trouvée en train d’essayer de faire fuir un renard à coup de pas grand-chose, elle brandissait un balai inutile en direction du petit voleur qui s’en allait déjà, une poule « Silkie » dans la gueule, fin ignominieuse s’il en est pour ces oiseaux destinés surtout à l’ornementation.

Les survivantes mises en sécurité et la copine du voisin calmée, nous avons tourné notre attention vers le méchant de l’histoire, qui avait enterré son butin sous les racines du grand peuplier faux-tremble et trottinait maintenant sur le bord de la rivière, l’air indécis. Les enfants étaient surexcités, « on peut l’adopter ? », les adultes circonspects, « il a peut-être la rage, restez ici » ; moi, seul le bon sens m’empêchait de me situer résolument du bord des enfants – bien sûr que je voudrais vivre dans un monde où je regarde chaque soir le soleil se coucher en caressant un petit renard qui a choisi de me faire confiance.

Celui-là ne faisait confiance à personne, il se tapissait entre les grosses racines du peuplier, se cachait parmi les pousses de saule, faisait mine de partir pour mieux revenir.

Il n’avait pas pris le large, par contre, ce qui était plutôt louche, et le voisin a eu tôt fait d’installer des pièges sur son terrain. Un autre a proposé de sortir son arbalète avant d’être pratiquement pilonné par les enfants. La SPCA et la Ville ont été mentionnées, mais sérieux, on pourrait pas l’adopter ? Le renard, lui, était épuisé, il a fait un grand tour, et est venu se coucher, of all places, juste en dessous du perron d’en avant.

Or, il y a sous le perron d’en avant, pour des raisons architecturalement inexplicables, une fenêtre. Elle donne sous les marches, ne laisse entrer presque aucune lumière, n’offre pas la moindre vue. Je suis pas mal certaine que la personne qui l’a placée là ne se doutait pas qu’un jour, elle s’ouvrirait sur un petit renard endormi. Il était pelotonné là, la queue rabattue sur le museau, son ventre montant et descendant au rythme de sa respiration. Il avait l’air extrêmement seul, ce qui à nos yeux d’animaux grégaires semblait d’une tristesse infinie. Cesserons-nous un jour de projeter nos émotions humaines sur les bêtes qui nous entourent ? La pandémie avait donné au mot solitude une lourdeur supplémentaire et cousu quantité de fils d’or autour de la notion de liberté, c’était un petit symbole roux qui dormait là sous nos yeux, dans la fraîcheur humide du printemps.

N’empêche qu’on ne garde pas de symboles sur son terrain, surtout que celui-là, de toute évidence, était malade. Il se grattait frénétiquement et n’arrivait pas à ouvrir les yeux, ce qui expliquait certainement ses choix douteux en matière de fréquentations : un renard en pleine forme ne serait jamais venu crécher aussi près de nos habitations. Il aurait bien sûr fallu appeler la Ville ou le ministère de l’Environnement, tout le monde sait qu’on ne s’improvise pas vétérinaire, mais personne ne semblait prêt à cela, ces solutions sentaient toutes l’euthanasie à plein nez et même le voisin avait rangé son arbalète, voyons, il veut juste vivre, ce petit bonhomme-là.

Plantez cette idée dans la tête d’un groupe et allez essayer ensuite de faire valoir que, légalement, vous êtes tenu de livrer le petit bonhomme aux autorités compétentes.

Quand est passée la voisine un peu ésotérique et vaguement conspi qui faisait des offrandes à Gaïa et me parlait souvent de la sagesse des bêtes, je n’ai fait ni une ni deux : eille, on a un renard malade, peux-tu nous aider ?

Deux heures plus tard, je rentrais de l’épicerie avec des cœurs de porc et elle était à genoux dans la boue sur le bord de l’eau, en train d’installer une grosse cage au fond de laquelle une de nos couvertures attendait le petit. C’était bien un juvénile, malade et terrifié de surcroît, il a rapidement suivi l’odeur de la viande sans se méfier de la nôtre, comme il aurait dû, et c’est recroquevillé sur la vieille courtepointe qu’il a été emporté par la voisine et un de ses amis vers un refuge.

Il pesait lourd au fond de sa cage, tout chargé de symboles malgré lui. L’espoir s’empilait par-dessus la solitude et la liberté, des notions qui résonnaient fort au printemps 2021 et qui résonnent encore, comme les pas légers d’un renard enfin guéri et retourné, pour le meilleur et pour le pire, à la grande sauvagerie de l’existence.