Cet été, nos journalistes passent chaque semaine un moment en terrasse avec une personnalité pour une discussion conviviale. Marc Tison s’est attablé avec Jennie Carignan, lieutenante-générale des Forces armées canadiennes.

La lieutenante-générale Jennie Carignan achevait son dîner avec deux militaires et son assistante, au Quartier général.

Pas le quartier général auquel vous pensez, mais plutôt le café du même nom, dans le Vieux-La Prairie, où nous lui avions donné rendez-vous pour ne pas trop l’éloigner du trajet qui la menait de son bureau d’Ottawa à la garnison de Saint-Jean-sur-Richelieu.

Une fois terminé le gâteau aux carottes auquel elle avait cédé – « je ne mange jamais de gâteau ! », dira-t-elle –, elle a gagné la jolie petite terrasse arrière, où les murs de pierres couverts de lierres fournissaient le cadre approprié à son treillis couleur de camouflage et ses yeux d’un vert assorti.

Lieutenante-générale ? Retenez générale davantage que lieutenante. C’est le deuxième grade parmi les plus élevés dans la hiérarchie de l’armée canadienne.

Elle a atteint cette altitude au printemps 2021, au moment où elle a été nommée chef – conduite professionnelle et culture (CCPC) des Forces armées canadiennes, un nouveau poste créé en réponse aux dénonciations d’inconduites sexuelles qui s’étaient multipliées.

Elle avait été profondément secouée par ces révélations.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La lieutenante-générale des Forces armées canadiennes Jennie Carignan a rencontré notre journaliste sur la verdoyante terrasse arrière du café Quartier général, situé dans un joli bâtiment en briques construit au cœur du Vieux-La Prairie.

Je ne reconnaissais pas l’organisation à laquelle je veux appartenir. Ç’a été très difficile. Moi, ça m’a fait très mal.

Jennie Carignan, lieutenante-générale des Forces armées canadiennes

En cet après-midi de juin, Jennie Carignan se rendra à la garnison Saint-Jean pour rencontrer les commandants d’unité et les responsables de la formation.

« Ce que je vais aborder avec eux, c’est la gestion du changement, explique-t-elle. Parce que tous ces gens-là doivent agir en tant qu’agents de changement, je leur donne tous cette mission. »

Elle était de retour d’Irak, où elle avait commandé pendant un an la mission de l’OTAN, quand on lui a proposé de poser sa candidature au CCPC.

« Et je dois dire que j’étais très intimidée par l’ampleur de la tâche », dit-elle.

On n’attendrait pas cet aveu d’un officier de haut rang, qu’on pare naïvement d’une aura de stoïcisme.

« Pour moi, c’est une marque de respect envers l’envergure du défi », explique-t-elle.

Au CCPC, elle ne s’insérait pas dans une structure solide et éprouvée. Tout était à construire.

« Au début, on était deux personnes, c’est tout. En juin 2021, on était 11. » Pas même un peloton, alors qu’elle avait commandé plus de 10 000 soldats, à la tête de la 2e division.

De surcroît, elle n’avait aucun modèle. « Il n’y en a pas d’autres comme nous au monde », dit-elle.

Et ce n’est pas parce que le problème est spécifique au Canada. La Norvège a annoncé la mise sur pied d’un organisme semblable au CCPC. « Ils se fient à nous, aux leçons qu’on a apprises, pour créer leur organisation. J’ai rencontré la nouvelle commandante il y a environ trois semaines. »

Elle est arrivée à un constat en répondant à ses questions : « Je me suis rendu compte qu’on avait appris beaucoup de choses en deux ans. »

Passer la balle

À l’automne 2021, son équipe a pris la route pour consulter directement 9000 militaires. Ces rencontres ont montré que la culture militaire s’appuyait sur quatre piliers : le leadership, l’identité, le travail d’équipe et le service avant soi.

« Ces piliers ne sont ni bons ni mauvais, c’est toujours dans la façon dont ils sont exprimés, affirme la lieutenante-générale. C’est là qu’il faut miser nos efforts. »

Elle donne l’exemple des instructeurs des écoles de formation militaire.

« Les écoles de formation de base ont un énorme impact sur la façon dont les gens sont socialisés quand ils rejoignent les Forces. »

On imagine un sergent s’époumoner, écarlate, à trois centimètres du visage livide de la recrue.

« Quand on crie tout le temps, ça n’a plus d’effet après deux jours, lance-t-elle en riant. Il faut moderniser la façon dont on fait la discipline en 2023. »

Les instructeurs lui ont renvoyé la balle (au sens figuré) : fort bien, mais comment doivent-ils apprendre à la jeune génération à être résiliente dans le chaos et le danger ?

« C’est fascinant ! Tout le monde pose les bonnes questions présentement, ce qu’on n’aurait jamais vu il y a deux ans », s’exclame la lieutenante-générale.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La lieutenante-générale des Forces armées canadiennes, Jennie Carignan

La façon de travailler la conduite professionnelle et la culture, ce n’est pas juste des ordres qui viennent du haut vers le bas. Il faut exploiter ce qui part du bas vers le haut et il faut aussi travailler horizontalement. Et ça, c’est fondamentalement nouveau.

Jennie Carignan, lieutenante-générale des Forces armées canadiennes

La clé du succès, ont-ils appris, réside également dans la manière dont sont gérés les conflits personnels et les heurts culturels. « En faisant ça, on s’occupe aussi des climats qui sont plus propices aux inconduites sexuelles, à la discrimination raciale et à tout ce qui ne va pas. »

Son plus grand défi

Diplômée en génie des combustibles et des matériaux, Jennie Carignan s’est jointe au génie militaire en 1990.

Quel a été son plus grand défi, en quelque 35 ans de carrière ?

« Je pense que ç’a été d’accepter que les choses ne se passent pas nécessairement toujours comme je le voudrais. Ç’a été très difficile pour la scientifique en moi. En génie, on sait comment le système va réagir. »

Cette prise de conscience est survenue en Afghanistan où, au tournant des années 2010, la lieutenante-colonelle Carignan a commandé le Régiment du génie de la Force opérationnelle à Kandahar. « On se rend compte à un moment donné que la tactique a ses limites. Même si on fait tout correctement, on ne gagne pas au bout de la journée. »

Ce qui m’a aidée à déballer tout ça, en fait, ce ne sont pas des études techniques, ce sont des cours en sociologie, en philosophie et en histoire.

Jennie Carignan, lieutenante-générale des Forces armées canadiennes

La condition humaine et la nature fondamentale des conflits ont peu changé, au fil des millénaires. « Thucydide ! », prononce-t-elle, comme pour appeler l’historien grec à témoigner. « La guerre du Péloponnèse, c’est la même chose. Plein de batailles tactiques ont été gagnées, mais la stratégie n’a pas livré ce qu’elle devait. »

Sa plus grande victoire

Et sa plus grande victoire ?

« Il y a plusieurs petites choses dont je suis fière, mais je dirais globalement que c’est d’être une personne heureuse. C’est difficile d’être heureux dans la vie, hein ? », interpelle-t-elle avec un rire doux.

« Il y a des périodes où on se dit : j’aurais dû faire ça, j’aurais pu faire ça, j’aurais aimé mieux avoir une trajectoire différente. Mais en fin de compte, je réussis à apprécier le présent, je pense. »

Elle reconnaît l’importance de sa mission actuelle – peut-être la dernière.

« Le dossier de la culture, c’est très stratégique, parce que ça a aussi un énorme impact sur l’avenir des Forces et sur notre capacité à nous adapter à l’environnement du XXIe siècle », défend-elle.

Elle s’était donné cinq ans pour obtenir des résultats durables. « Avec ce que je vois présentement, on est en très bonne voie. »

Ce fut une heureuse affectation, en effet.

Questionnaire estival

À quoi ressemble votre été idéal ? On est des adeptes de VR [véhicule récréatif]. L’an passé, on a visité les Maritimes, et cette année, on va faire la Gaspésie. On aime beaucoup le camping avec les commodités et traîner notre petite maison.

L’évènement historique que vous auriez aimé vivre ? La Renaissance et les Lumières, tous ces grands mouvements philosophiques qui ont mis en place la Charte des droits de la personne. J’aurais aimé participer à ces mouvements du passé dont on tire encore profit.

Le dernier livre que vous avez lu ? C’est un livre de Ryan Holiday, Discipline Is Destiny. Je me penche présentement sur la façon d’aborder la discipline et la rigueur en 2023. Comment peut-on former des gens à acquérir une discipline intrinsèque et non une discipline qui est constamment imposée ?

Un (ou une) militaire, mort ou vivant, qui vous inspire ? Le général canadien Arthur Currie sur la crête de Vimy, pendant la Première Guerre mondiale. J’ai écrit un petit texte à Vimy cette année pour expliquer ce qu’on voulait dire par culture, parce que Currie a vraiment changé la culture dans le corps canadien à ce moment-là. Il s’est entouré de jeunes et de gens qui avaient des idées.

Vous qui rêviez d’être ballerine, quelle est votre danse préférée ? J’apprécie beaucoup les danses traditionnelles qui sont liées directement aux cultures des pays. Mais personnellement, j’aime beaucoup le flamenco. J’ai trouvé une nouvelle école à Ottawa et j’ai eu une belle année avec le groupe.

Qui est Jennie Carignan ?

  • Diplômée en génie des combustibles et des matériaux du Collège militaire royal du Canada, Jennie Carignan s’est jointe au génie militaire en 1990.
  • De novembre 2009 à septembre 2010, la lieutenante-colonelle Carignan a commandé le Régiment du génie de la Force opérationnelle à Kandahar.
  • En juin 2016, elle a été la première femme promue brigadière-générale au sein de l’armée de combat des Forces canadiennes.
  • En 2018 et 2019, la brigadière-générale Jennie Carignan a été la commandante de la 2e Division du Canada et de la Force opérationnelle interarmées (Est).
  • Elle est promue lieutenante-générale en avril 2021 et est nommée chef – conduite professionnelle et culture.