Roger Frappier a étudié en science politique avant d’entamer une prolifique carrière au cinéma. On constate en lui parlant que ces deux disciplines sont pour lui à jamais interreliées. Depuis 50 ans, Frappier fait du cinéma. Il fait aussi de la politique.

Aujourd’hui encore, l’influent producteur continue de mener ses combats pour la reconnaissance à part entière des artistes, pour une plus grande confiance faite aux producteurs, pour la mise sur pied d’une industrie cinématographique pérenne, etc.

L’ancien jeune militant du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) n’est jamais loin. « On devrait se poser la question : est-ce que le Québec devrait rapatrier complètement la culture ? Si le gouvernement québécois décide que la culture est importante, qu’il y mette les moyens », croit Roger Frappier, à qui un ancien camarade de classe, le politologue Denis Monière, vient de consacrer une biographie, Roger Frappier : oser le cinéma québécois (Éditions Mains libres).

L’importance accordée à la vitalité des industries culturelles devrait être primordiale dans une culture précaire comme celle du Québec, perpétuellement menacée par le poids du rouleau compresseur anglo-saxon qui l’entoure, rappelle Roger Frappier.

« Le cinéma est l’un des très grands vecteurs de propagation de la culture. On dit toujours que le Québec, c’est sa culture, mais on ne lui accorde toujours que 1 % du budget, ce qui est un non-sens. L’ensemble des gens qui travaillent en cinéma et en télévision au Québec, c’est 36 000 personnes. L’industrie aéronautique, c’est 40 000 personnes. »

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Roger Frappier

On a donné 1 milliard à Bombardier et nous, on nous donne des pinottes. Alors qu’on est censés être ce qui définit le Québec.

Roger Frappier, producteur

Le producteur du Déclin de l’empire américain et de La grande séduction en a contre les préjugés qui perdurent sur les artistes, ces « BS de luxe » selon la formule consacrée par une certaine droite au Québec. « Ma plus grande tristesse depuis 50 ans, c’est qu’on ne soit pas arrivés à faire comprendre aux gouvernements et à l’opinion publique l’essence de cette grande industrie pour le Québec. Comme on reçoit des subventions, on est perçus comme étant aux crochets des gouvernements. Mais pas Bombardier… »

Il cite de mémoire un article de la Loi sur le cinéma qui prévoit que l’État doit prioriser « l’implantation et le développement d’entreprises québécoises indépendantes et financièrement autonomes dans le domaine du cinéma ». « Ça, la SODEC [Société de développement des entreprises culturelles] ne le fait pas, estime Roger Frappier. Le système de financement film par film, vieux de 30 ans, ça ne peut plus marcher. Il faut revenir à l’essence de la loi. »

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Roger Frappier et Marc Cassivi

Le producteur prêche bien sûr pour sa paroisse, mais il parle aussi en connaissance de cause. Entre la sortie d’Hochelaga, terre des âmes de François Girard en 2017 et le nouveau film de Lyne Charlebois qu’il vient de produire avec sa société MAX Films 15 ans après Borderline, trois de ses projets ont été refusés par les institutions (la SODEC et Téléfilm Canada). « Six ans sans film, quand tu as une compagnie et des salaires à payer, ce n’est pas possible, dit-il. J’ai été obligé d’aller à l’international. »

Par « nécessité », Frappier a donc coproduit The Power of the Dog de Jane Campion, un projet qu’il avait en tête depuis plusieurs années. « The Power of the Dog a pris beaucoup d’énergie et beaucoup d’années de ma vie. Je suis absolument ravi de l’avoir fait ! », dit le producteur. Ce magnifique film, nommé 12 fois aux Academy Awards, a valu l’Oscar de la meilleure réalisation à Jane Campion l’an dernier.

Producteur de certains des films les plus marquants de notre cinématographie nationale (Un zoo la nuit, Jésus de Montréal), Roger Frappier est aussi un défricheur de talents, qui a notamment donné sa première chance à un jeune cinéaste du nom de Denis Villeneuve, aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs réalisateurs de la planète. Il souhaiterait que l’on fasse davantage confiance aux maisons de production, en leur accordant des fonds récurrents ainsi que des enveloppes liées à la performance de leurs films aux guichets et à leur rayonnement dans les festivals internationaux.

« C’est complètement ridicule qu’une maison de production de télévision puisse faire trois, quatre ou cinq émissions par année, alors qu’une maison de production de cinéma ne peut pas faire plus qu’un long métrage par année, ce qui n’arrive à peu près jamais, dit-il. Il y a 200 maisons de production de cinéma à Montréal pour une trentaine de longs métrages par année. Comment veux-tu être financièrement autonome ? »

Il y a 15 ans, à l’époque où les fameuses enveloppes à la performance de Téléfilm Canada – que j’ai souvent décriées – ne se basaient que sur des critères commerciaux, Roger Frappier a pu produire Borderline, l’adaptation du roman de Marie-Sissi Labrèche, malgré quatre refus de subventions des institutions. « Lyne [Charlebois] a été la première femme à remporter le Jutra de la meilleure réalisation. C’est ce que ça permet, les enveloppes. Même si c’est vrai que ça peut aussi donner des choses qui n’en valent pas la peine… »

Nous avons parfois eu maille à partir, lui et moi, sur certains sujets. En particulier sur des films qu’il a produits et sur lesquels j’ai émis des réserves. Comme producteur, il agit souvent en père de famille qui ne tolère pas que l’on critique ses enfants. Son rapport conflictuel à la critique remonte aux années 1970, alors qu’il avait reproché à Robert Guy Scully son incompétence après sa critique de Kamouraska, de son ami Claude Jutra, dans Le Devoir. Quelques années plus tôt, Frappier avait lui-même été brièvement critique au Devoir…

« Mon rapport à la critique change selon les critiques », dit-il, sibyllin, en rappelant quelques blessures, liées notamment à la réception de Ding et Dong le film et à celle d’Un 32 août sur terre de Denis Villeneuve par la critique québécoise à Cannes. « Mes grands coups de gueule ont plutôt visé les institutions, à propos de refus de projets que je trouvais iniques », dit-il.

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Après 50 ans de métier, Roger Frappier demeure optimiste.

Pourquoi on ne demande pas au romancier, avant de donner de l’argent à sa maison d’édition, de réécrire son deuxième chapitre ? Pourquoi on ne dit pas à Daniel Bélanger qu’il devrait retravailler son refrain ? On fait seulement ça pour les scénarios. Quand on dépose un scénario aux institutions, c’est parce que l’on considère qu’il est prêt.

Roger Frappier, producteur

On lui répondrait sûrement qu’il en coûte beaucoup plus cher de produire un film qu’un roman ou un album, et que de donner carte blanche aux producteurs de films finirait peut-être par ne favoriser qu’une poignée d’entre eux. Il reste que Roger Frappier a raison de regretter que des cinéastes québécois puissent difficilement construire une filmographie, à une fréquence d’un long métrage tous les 15 ans comme Lyne Charlebois.

« Almodovar fait un film tous les 18 mois. Ici, c’est comme si c’était inscrit dans la Constitution que chaque personne avait le droit de réaliser un long métrage, ironise-t-il. Tout le monde ne peut pas jouer pour le Canadien. Il faut que ceux qui ont une œuvre en eux puissent travailler dans la continuité, avec des maisons de production qui ont établi des bases solides. Alors on aura une industrie. »

Il donne en exemple Robert Lepage, dont la carrière cinématographique a en quelque sorte été stoppée en plein vol. « La même semaine où Robert recevait le prix du meilleur metteur en scène au monde à Athènes, son film a été refusé par Téléfilm Canada, rappelle Roger Frappier. La même semaine ! Je l’ai appelé pour lui offrir mon enveloppe. Il l’a refusée. Il était trop écœuré. On juge les films sur des scénarios, sans tenir compte que l’œuvre d’un artiste comme Robert Lepage, c’est toujours un work in progress. »

Même si, en 50 ans de métier, Frappier a vu l’industrie du cinéma québécois se construire et se déconstruire en partie, il demeure optimiste. « Les choses se transforment ! Ce que je trouve formidable en ce moment, c’est la place que prennent les femmes. Les deux films qui ont connu le plus de succès au box-office cet été sont signés Anik Jean et Louise Archambault. Au Festival de Toronto, les deux films québécois qui ont eu la plus grande adhésion sont Solo de Sophie Dupuis et Les jours heureux de Chloé Robichaud. »

Monia Chokri a ravi le public du Festival de Cannes, tout comme Ariane Louis-Seize et Delphine Girard celui de la Mostra de Venise. « Manon Briand commence le tournage de son nouveau film, ajoute son ancien producteur. Le cinéma de femmes est en plein essor. Et ce qu’il y a de formidable dans notre cinématographie, c’est qu’elle accompagne la révolution planétaire des femmes dans le cinéma. »

Malgré les difficultés qu’il a pu rencontrer ces dernières années, Roger Frappier ne changerait de job pour rien au monde. À 78 ans, il n’envisage pas le moindrement la retraite. « Quand j’ai commencé, je ne savais pas que je pouvais vieillir avec mon métier et avoir autant de plaisir. C’est mon université permanente. J’apprends tout le temps. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Premier café (latte) à l’orée du jour au Caffè San Simeon avec les amis et deuxième café (« old school ») quand la conversation continue.

Le film qui m’a le plus marqué comme cinéphile : Foxtrot de Samuel Maoz (2017), construit en un percutant triptyque.

Le film que j’aurais aimé produire : Billy Elliot de Stephen Daldry (2000)

Le film qui restera le plus associé à ma carrière : Le déclin de l’empire américain de Denys Arcand (1986)

Le film québécois qui est pour moi un incontournable : Le chat dans le sac de Gilles Groulx (1964), le début de la modernité dans le cinéma québécois.

Qui est Roger Frappier ?

Né à Sorel en 1945, Roger Frappier est l’un des producteurs les plus influents du cinéma québécois. Avec sa société MAX films, il a produit certains des films québécois les plus marquants des quatre dernières décennies, dont Le déclin de l’empire américain, Un zoo la nuit, Jésus de Montréal ou encore La grande séduction.

Frappier a été tour à tour monteur, réalisateur et dirigeant du secteur de la fiction de l’Office national du film.

Il a lancé notamment les carrières de Denis Villeneuve et de Manon Briand (Cosmos, Un 32 août sur terre, Maelström, 2 secondes, etc.) et a coproduit The Power of the Dog de Jane Campion, Oscar de la meilleure réalisation en 2022.