Bien avant d’être une région du Québec, Lotbinière fut un personnage historique. Le journaliste Dave Noël revient sur le destin de cet ingénieur aventurier, qui fut aux premières loges de la bataille des plaines d’Abraham.

Il suffit parfois de peu de choses pour faire lever un projet.

Dans le cas de Dave Noël, ce « peu de choses » a pris la forme d’une information. Le journaliste et historien venait d’écrire une biographie du marquis de Montcalm quand un lecteur lui a signalé l’existence de deux carnets méconnus de Michel Chartier de Lotbinière (1723-1798), héros oublié de la Nouvelle-France.

Ces carnets avaient déjà été consultés, mais à peine exploités, pour une thèse de doctorat réalisée dans les années 1970. Ils dormaient depuis dans les archives de la New York Historical Society, dans l’attente d’être exhumés pour de bon. Conscient de leur valeur historique, Dave Noël a choisi de s’en servir comme matière centrale pour son ouvrage suivant, une biographie de Lotbinière qui vient de paraître (Chartier de Lotbinière – Sur tous les fronts 1723-1798, aux Éditions du Boréal).

« Ce livre n’était pas prévu. Il s’est imposé de lui-même », dit l’auteur en évoquant son improbable redécouverte.

Les carnets en question racontent dans le détail la bataille des plaines d’Abraham – tournant de l’histoire du Québec s’il en est – à laquelle Lotbinière participa comme aide de camp du gouverneur Vaudreuil. Les informations de première main qu’il livre sont parfois inédites, ce qui leur donne une immense valeur historique, explique Dave Noël.

Les carnets de New York sont importants parce qu’il y décrit le déroulement de l’évènement avec des précisions qui contredisent certains témoignages qu’on connaissait. Lotbinière est au sein de l’état-major. Il voit tout ce qui se passe. Ça ouvre de nouvelles questions…

Dave Noël, auteur

Le récit est d’autant plus intéressant, ajoute l’auteur, qu’il provient d’un Canadien né à Québec, alors que la plupart des témoignages militaires de cette époque sont le fait de soldats français ou britanniques. « C’est rare », résume-t-il.

Digne de Barry Lyndon

Intéressant, aussi, parce que ces documents viennent compléter d’autres carnets, écrits par Lotbinière avant et après la conquête britannique.

Ce dernier a en effet tenu son journal jusqu’à sa mort ou presque. Mis bout à bout, ces carnets permettent de reconstituer en grande partie le puzzle de sa vie, qui ne fut pas banale, loin de là.

Ingénieur militaire (on lui doit le fort de Carillon), courtisan à Versailles, espion, marquis, lobbyiste à New York, l’homme fut aux premières loges de son époque. Il a croisé Benjamin Franklin, Marie-Antoinette, le chevalier d’Éon, ainsi qu’une kyrielle de militaires français en Nouvelle-France, dont il ne reste aujourd’hui que des traces toponymiques (Lévis, Bougainville, etc.).

« En lisant tous ces carnets, j’ai vraiment vu que la vie de ce personnage était fabuleuse. C’est vraiment un personnage central, dans l’antichambre du pouvoir. Il est toujours présent. Je le compare beaucoup à Barry Lyndon [personnage du film homonyme de Stanley Kubrick]. Ils ont plusieurs points communs : le duel, l’obtention du titre de marquis et la fin de sa vie, d’une tristesse infinie… »

Après la conquête, la chance de Lotbinière tourne en effet.

Démobilisé, il tente de se réinventer en investissant dans l’immobilier et en achetant des seigneuries. Mais ses acquisitions – dont certains lots à cheval sur les États-Unis – lui échapperont dans la foulée de la guerre d’indépendance américaine. Ces pertes expliquent en grande partie ses nombreux voyages à Londres, à Paris et à New York, où il tire sur toutes les ficelles à sa disposition pour récupérer ses biens.

Mais Lotbinière est aussi un personnage clivant, qui a de nombreux détracteurs. S’il profite longtemps de certaines protections (celle de Vaudreuil notamment), il souffre aussi de ses positions souvent tranchées, voire radicales. « Ce n’était pas un homme de compromis. Il était entier jusqu’au bout. Il avait un tempérament conflictuel. »

Un héritage dispersé

Michel Chartier de Lotbinière meurt de la fièvre jaune, à New York, en 1798. Il est seul, désargenté, renié par plusieurs, y compris sa femme, dont il s’est séparé quelques années plus tôt. Ses carnets seront récupérés par sa fille, puis disséminés entre collectionneurs, une « dispersion impressionnante » selon Dave Noël.

Cette fin de vie en queue de poisson explique peut-être qu’il soit depuis resté en marge de notre grand récit national. Si sa figure apparaît ici et là dans les ouvrages sur la Nouvelle-France, sa réhabilitation n’a jamais été totale.

Hormis la région et la municipalité qui portent son nom, Lotbinière nous a pourtant légué certaines choses, à commencer par le fort de Carillon, situé aux abords du lac Champlain, un site touristique ironiquement peu visité par les Québécois, note Dave Noël, « comme si ce n’était pas dans notre mémoire ».

Non négligeable : Michel Chartier de Lotbinière fut aussi l’oncle d’un futur ingénieur de l’armée napoléonienne, mais surtout le père de Michel-Eustache Chartier de Lotbinière, qui a contribué, en tant que député, à l’instauration du bilinguisme en Chambre, à Québec, et dans les documents officiels, où l’anglais régnait auparavant sans partage.

Son oubli par l’Histoire n’en est que plus étonnant.

Extrait

« Lotbinière longe les broussailles en suivant le bruit des balles qui crépitent dans la plaine. Les Britanniques tirent alors une nouvelle salve. La fusillade qui s’ensuit s’étire sur “trois quarts de minute”, indique l’aide de camp, qui ne discerne que les derniers instants du choc : ”Je vis un tourbillon de nos soldats fuyant à toutes jambes.” Les bataillons français se replient en désordre vers Québec, suivis par leur commandant ensanglanté. »

Qui est Dave Noël ?

Dave Noël est historien et journaliste. Il est l’auteur de l’essai Montcalm, général américain (2018) et coauteur des Lieux de pouvoir au Québec (2019). Il a également participé à la série documentaire Le dernier felquiste (2020).

Chartier de Lotbinière – Sur tous les fronts 1723-1798

Chartier de Lotbinière – Sur tous les fronts 1723-1798

Boréal

320 pages