Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche au romancier, dramaturge, acteur et metteur en scène Jean-Philippe Baril Guérard.

J’ai beaucoup appris de mes chiens.

Des leçons essentielles, comme le fait que des AirPods laissés sur le sofa sont une délicieuse friandise pour un lévrier adolescent. Qu’il faut cultiver sa patience quand on interagit avec une créature qui ne parle pas le même langage que soi. Qu’il faut apprendre à dire adieu.

C’est la première pensée qui m’a traversé l’esprit, le 22 décembre 2018, quand je suis entré chez moi avec mon actuelle coloc, Rafale, une whippet très mutine : dire que je vais devoir faire mon deuil de cette créature-là. (Juste avant de courir comme une poule pas de tête pour éponger une flaque de pipi inopiné afin d’éviter qu’elle ne s’insère dans les craques de mon plancher de bois franc.)

Il y a probablement une part de déformation « professionnelle » dans le regard morbide que je pose sur mon chien, si on peut dire que c’est professionnel de travailler comme animalier dans la clinique vétérinaire de ma mère et de sauter des quarts de travail quand ça me chante (parce que respecter un boss, quand on est ado, c’est difficile, alors imaginez quand en plus ce boss est votre parent). C’est qu’à travers les tâches moins glorieuses comme le nettoyage de cages de rottweiler aux prises avec de violentes diarrhées, le changement des litières de chats sanguinaires qui se prennent pour des panthères, et le charroyage de poches de moulées qui faisaient la moitié de mon poids, j’accueillais, à la réception, des maîtres en pleurs venus accompagner leur animal à sa mort sur rendez-vous.

Je n’avais pas une intelligence émotionnelle particulièrement développée à l’époque, et ça m’a pris un certain temps avant de comprendre comment m’ajuster au décorum que requiert la mort, un processus qui n’est toujours pas terminé aujourd’hui.

Les chiens ont ceci d’extraordinaire : leurs vies accélérées servent de répétition aux étapes de notre propre vie. Beaucoup de couples adoptent un chiot pour tester leur solidité devant l’arrivée d’un être parfois insupportable qui va désorganiser leur vie, et voir nos animaux nous quitter est un douloureux rappel de ce qui nous attend tous – et de comment s’y préparer.

Je pensais que c’était fini, pour moi, les histoires de mort sur rendez-vous, depuis que j’avais arrêté de travailler pour ma mère, mais à la fin de l’été dernier, Pierre, le beau-père de mon amie, m’a invité à son party de départ. « Départ », pas dans le sens « je prends ma retraite », pas dans le sens « je vais vivre ma crise de la quarantaine en allant faire des psychotropes dans la jungle équatorienne », départ dans le sens « mon rendez-vous pour l’aide médicale à mourir est dans trois jours et je veux vivre ma Dernière Cène avec vous ».

Pierre souffrait depuis quelques années d’un myélome multiple, une affaire horrible, un cancer incurable, agressif et douloureux. Ce n’était pas une surprise de le voir partir et c’était en fait un soulagement de savoir qu’il le ferait à ses conditions, plutôt que d’être forcé de souffrir injustement, mais je me sentais aussi compétent, à 33 ans, pour aller trinquer avec quelqu’un qui va mourir trois jours plus tard, que je l’étais à 14 ans pour accueillir une grand-mère venue dire adieu à son dernier chat : je me sentais comme un chien dans un jeu de quilles.

C’était une journée parfaite pour accueillir la mort, si une telle chose existe, un dimanche de septembre doux et sans nuage. Un ami m’a texté pour me demander si je venais, m’a dit qu’il hésitait, que ça le mettait mal à l’aise d’être au party, qu’il ne saurait pas quoi dire. Je lui ai répondu que je n’en avais pas la moindre idée moi non plus, et que je trouverais en chemin. Je me suis rendu à vélo au condo que Pierre partageait avec sa très vaillante blonde et proche aidante à L’Île-des-Sœurs en espérant être frappé d’un éclair de génie, mais le ciel devait être trop dégagé ce jour-là, et je suis arrivé les mains vides.

Sur place, on a éclaté le champagne, on a fait l’apéro en regardant le fleuve, tout le monde a pris des nouvelles de tout le monde. Quelques larmes de plus que la normale ont peut-être coulé, quand on a fait un toast à Pierre, mais sinon, ça avait l’air de n’importe quel anniversaire.

J’ai dû prendre mon courage à deux mains pour aller m’asseoir seul avec Pierre, parce qu’on dit quoi, exactement, à ce moment-là ?

L’aide médicale à mourir, c’est quelque chose de nouveau, et les guides sur comment se comporter à un party de départ n’ont pas encore été rédigés, et d’ailleurs, ils ont intérêt à s’écrire très vite, parce que des partys comme ça, j’ai l’impression qu’il y en aura de plus en plus.

« Qu’est-ce que je te souhaite, Pierre ?

— Il est un peu tard pour me souhaiter des affaires, il m’a dit. Mais merci d’être venu. »

Un moment de flottement. Je suis censé être un gars de lettres, la personne qui aurait le bon mot, dans ces moments-là.

« Toi, merci d’être venu. »

Je pense que j’ai réussi à le faire rire. Peut-être que je déforme l’histoire à mon avantage. J’avais déjà bu quelques verres de champagne, à ce moment-là. L’alcool ou l’émotion ont probablement brouillé ma mémoire.

Au printemps dernier, ma mère m’a invité à venir dire adieu à Cyclone, sa whippet de presque 17 ans. Je n’ai pas réussi à faire autre chose que la serrer dans mes bras pendant une vingtaine de minutes en pleurant. Ça m’a semblé injuste d’être incapable de lui parler. Sauf que je sais ce qui serait arrivé, si j’avais effectivement su parler aux chiens : je me serais assis devant elle et, ne sachant pas quoi dire, je n’aurais probablement pas été capable de lui dire plus que « merci d’être venue ».