Temps dur pour les optimistes. Les crises se succèdent à un tel rythme qu’elles tuent l’avenir, concluent certains. Face aux guerres d’une cruauté à toute épreuve, aux incendies grands comme le Nord et aux inégalités flagrantes, entre autres menaces existentielles, beaucoup préfèrent se blottir dans le déni. Armés de leurs lectures, les chroniqueurs Chantal Guy et Paul Journet échangent sur les vicissitudes de notre époque, dans l’espoir d’y trouver – peut-être – un sens.

Chantal Guy : Mon cher Paul,

J’ai pensé à toi en lisant un passage du dernier essai de Dalie Giroux, Une civilisation de feu. Elle se questionne notamment sur la réaction violente à la crise climatique – et aux crises qu’elle génère. Elle écrit que l’exclamation « fake news ! » est « un affect politique : il signifie que notre monde s’écroule et que l’on refuse catégoriquement que ça nous arrive » et que « la puissance de profanation du discours conspirationniste – sa force subversive – n’est pas le moindre de ses atouts ». Ce qui m’a frappée est lorsqu’un de ses amis, un peu cynique, lui dit que la contre-culture est aujourd’hui à droite. Je me suis demandé : et si c’était vrai ?

Paul Journet : Giroux touche à quelque chose d’important. Si on est mêlé, c’est parce qu’il n’y a pas seulement « un » discours dominant.

L’autorité intellectuelle, dans les universités, est plutôt à gauche. L’autorité politique fluctue selon les gouvernements, mais au Québec, elle tourne le plus souvent autour du centre. L’autorité médiatique est plus difficile à identifier – la « pensée unique » est dénoncée autant par la gauche que par la droite, ce qui devrait éveiller les soupçons… Même si on peut critiquer un média ou un autre en particulier, il n’y a pas de bloc homogène.

Par contre, le pouvoir économique penche du même bord, même quand il récupère des slogans sur l’inclusion et la bienveillance. Le logement reste un outil d’enrichissement et de spéculation. Et malgré l’essor de la finance dite écoresponsable, la tendance dominante pousse les entreprises à viser le profit même quand cela dérègle les écosystèmes.

Si tu me permets, ma définition du « monde ordinaire », c’est une personne qui subit chacun de ces pouvoirs.

Chantal Guy : Ce n’est manifestement pas avec une pensée binaire qu’on va affronter la complexité de nos crises. C’est là que la fiction et l’art peuvent nous aider. Or, de plus en plus d’artistes sont inquiets en ce qui concerne la liberté d’expression qu’on soumet de plus en plus à des comités qui gèrent davantage les quotas et les intentions que la qualité des œuvres.

Quand un auteur comme Larry Tremblay, qu’on ne peut considérer comme un agité du bocal, craint un « rétrécissement de l’imaginaire », cela mérite réflexion. Nos querelles culturelles des dernières années, très alimentées par celles aux États-Unis, ont beaucoup porté sur la liberté d’expression, mais aussi sur l’argument d’autorité. Des musées, par exemple. On veut les décoloniser comme autrefois on voulait les débourgeoiser pour se rapprocher du peuple. Et il y a toujours eu des gens conservateurs pour s’opposer à cela, parmi lesquels de véritables esthètes qui pensent plus à l’art qu’à la politique. Le mot conservateur désigne aussi la personne responsable d’un musée, dont la vocation est de préserver pour les générations futures ce que l’on a estimé précieux dans l’histoire de l’art et de l’humanité. C’est cette idée-là qu’on retrouve dans Testament de Denys Arcand, qui connaît un véritable succès populaire.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Un sans-abri se repose dans un abribus au centre-ville de Montréal.

Paul Journet : Je n’ai rien contre l’art engagé, bien au contraire, mais c’est un genre difficile à manier sans prendre des raccourcis. Dans mon idéal, un écrivain déconstruit les clichés, sonde la complexité de l’existence et expose nos contradictions. Voir le monde en noir et blanc, comme une lutte entre oppresseurs et oppressés, ça risque d’aggraver la confusion dont tu parles. Ça masque le fait qu’il existe plusieurs types de pouvoirs.

Bien sûr, j’aime mieux qu’un artiste prenne le parti pris des gens écrasés par le pouvoir. Mais il y a quelque chose de paradoxal à ce que notre bureaucratie culturelle impose ses critères aux artistes. Je fais une nuance importante : pour la parité qui rétablit la représentativité de groupes, je peux comprendre l’utilité des quotas. Mais pour le contenu de l’œuvre elle-même, on n’a pas à exiger qu’elle soit socialement utile. C’est peut-être cela que Tremblay voulait dire. L’art n’est pas un discours normatif. On n’a pas à forcer les artistes à prendre position sur le monde ou à vouloir le changer. Le faire comprendre, c’est déjà beaucoup. Comme disait Kundera, la morale du roman, c’est la connaissance.

Chantal Guy : D’où l’importance de différentes voix dans le paysage culturel qui peuvent montrer et faire comprendre un monde qui n’a rien de monolithique. Même si cela génère inévitablement de nouvelles crises, notamment identitaires.

Paul Journet : Exact. Je veux revenir aux « crises » évoquées par Giroux. Le mot est partout aujourd’hui : pour parler du logement, du climat ou des inégalités. C’est un constat objectif face à la gravité du problème, mais j’ai aussi l’impression que c’est un aveu d’impuissance, un appel à l’aide. Un peu comme si on vivait une crise de réalité. On parle de crise pour convaincre les autres que ce qui se passe est vraiment en train de se passer. Freud parlait du principe de réalité – cette capacité à différer la satisfaction d’un plaisir pour prendre en compte les considérations du monde extérieur. Ou comme le disait un autre psychanalyste, Donald Winnicott : l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin. Peut-être qu’on est collectivement un peu névrosés ou en phase de déni aigu.

Il n’y a pas si longtemps, des écrivains comme l’Indien Amitav Gosch proposaient d’écrire plus d’œuvres de fiction qui racontent des histoires centrées sur le dérèglement du climat. C’était nécessaire selon lui pour imaginer le pire. Quoique lire le journal l’été dernier ait été suffisant pour voir concrètement que la planète s’approche de plusieurs points de bascule.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Des incendies de forêt importants ont ravagé la Côte-Nord l'été dernier.

La guerre des récits

Chantal Guy : Non seulement le mot crise revient souvent, mais l’impression angoissante que la crise sera permanente et non passagère contribue peut-être aussi à l’impuissance et au déni de réalité. Car ce n’est pas demain qu’on va arrêter le réchauffement climatique, que la pénurie de logements sera réglée et que la paix arrivera entre Israël et la Palestine.

Pour rester dans la psychanalyse, disons que le déni est peut-être plus dynamique que l’impuissance. La colère, aussi, qui rend moins passif face aux menaces. Il m’arrive de me demander à quoi sert la fiction quand la réalité la dépasse. C’est difficile de se concentrer sur un roman quand les yeux te brûlent à cause des incendies de forêt.

Ce qui me fascine plus particulièrement, ce n’est pas qu’on se querelle sur les responsabilités et les solutions aux crises – ce qui serait normal – mais sur leur existence même. Je crois, Paul, que nous sommes entrés dans une guerre des récits, car depuis un certain temps, ceux sur lesquels nous avons longtemps vécu sont remis en question. Et le moins qu’on puisse dire est que ça ne plaît pas à tout le monde.

PHOTO ARUN SANKAR, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des voyageurs doivent s’accrocher à l’extérieur des wagons d’un train surchargé de passagers dans la ville de Loni, en Inde.

Paul Journet : Il y a un peu de présentisme dans ce constat. On s’alarme des problèmes actuels, en pensant qu’ils sont inédits ou pires que ceux des générations précédentes, alors que ce n’est pas forcément le cas. On n’a qu’à penser au taux de mortalité infantile, aux morts causées par les guerres, au nombre d’heures travaillées. Là où je suis d’accord avec toi, c’est qu’il y a une crise de confiance en l’avenir. Si on doit trouver un lien entre les différents sujets dont on parle, il est là.

Hannah Arendt disait que depuis le début du XXe siècle, pour la première fois, on a l’impression d’avoir un avenir partagé. L’humanité s’est rétrécie. L’individu rationnel, qui maximise son intérêt personnel dans une consommation libre et heureuse, s’est imposé comme la norme, voire comme l’aboutissement de la civilisation. Tu connais l’acronyme anglais WEIRD (occidental, instruit, industrialisé, riche et démocratique) ? Il réfère à cette récente vision de l’humain, qui marque une rupture.

On s’imagine que ce modèle, avec la technologie et la démocratisation, mènera à plus de progrès et de bonheur. Mais cette généralisation du mode de vie occidental consumériste reproduit de l’envie. Partout où on regarde, des gens semblent s’en tirer mieux que nous. Il y a un fossé entre ce qu’on croit nous être dû et ce qu’on a. Cela rend les iniquités encore plus intolérables. Ce mode de vie est une machine à produire du ressentiment.

Chantal Guy : Je ne connaissais pas l’acronyme WEIRD, mais sa définition me fait penser à Fritz Zorn, l’auteur de Mars, qui écrivait : « Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. » Il n’était pas étonné et trouvait presque normal de se découvrir un cancer.

Mais je ne suis pas d’accord avec ce que tu dis sur le présentisme. Il y a beaucoup d’inédits dans notre présent. Cela provient d’ailleurs des nombreux progrès qui ont bouleversé nos vies, sauf qu’en même temps, nous n’avons jamais été 8 milliards d’êtres humains sur cette planète ; nous n’avons jamais été aussi informés en temps réel (avec le risque de manipulation des masses par les algorithmes) ; nous n’avons jamais été aussi au courant de l’impact de nos activités sur l’écosystème qui menace de s’effondrer avec l’extinction des espèces.

Ma belle-mère, quand on commençait à parler du problème climatique, ça l’emmerdait un peu et elle fermait la discussion en disant que le génie humain allait nous sauver. Je n’arrive plus à y croire, car ce n’est pas le génie humain qu’on voit à l’œuvre en ce moment où les conflits éclatent les uns après les autres. C’est un peu comme ce rêve des voitures électriques qui vont maintenir notre mode de vie. Ça fait partie du déni.

Paul Journet : Bien d’accord là-dessus.

PHOTO SAID KHATIB, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des Palestiniens constatent les dégâts à la suite d’un bombardement des forces israéliennes dans la ville de Rafah, dans la bande de Gaza, le 7 novembre dernier.

Chantal Guy : Quant au problème de confiance envers les élites, Hannah Arendt en parlait dans La crise de la culture. Et nous sommes peut-être dans un moment culminant (et en accéléré) de ce qu’elle décrit dans cet extrait : « … les nombreuses oscillations de l’opinion publique, qui, pendant plus de 150 ans, a balancé à intervalles réguliers d’un extrême à l’autre, d’une humeur libérale à une humeur conservatrice, pour revenir de nouveau à une humeur plus libérale, tantôt s’efforçant de réinstaller l’autorité et tantôt de réinstaller la liberté, ont eu pour seul résultat de saper davantage les deux, de mélanger les questions, d’effacer la ligne de démarcation entre l’autorité et la liberté et finalement de détruire la signification politique des deux. »

Paul Journet : La liberté a mangé quelques coups de pelle dans le front – là, ce n’est pas une citation d’un penseur connu. Les problèmes – pardon, les défis – dont on parle, comme le climat, requièrent de la coopération. C’est censé être une force de notre espèce. Or, la culture nous en éloigne. Notre logique consommatrice qui défend ses droits et ses intérêts immédiats, elle nous mène dans un mur. Elle entraîne des conséquences qui nuisent à tout le monde.

Tu me permets un peu plus de mauvaise foi en terminant ?

Chantal Guy : Vas-y.

Paul Journet : La crise climatique fait peur quand on la regarde à la télévision, mais on a envie d’acheter un nouveau téléviseur 4K. Ça fait de belles images esthétisantes des animaux en voie de disparition dans les documentaires sur Netflix. Un couplet de Xavier Caféïne me semble étrangement prophétique : « Si c’est la fin du monde, je la regarderai à la télévision. »

Chantal Guy : Oui, mais Paul, souviens-toi que Gil Scott-Heron chantait The Revolution Will Not Be Televised dans les années 1970. Avec les problèmes que connaît la télé traditionnelle, ce n’est pas certain qu’on va regarder la fin du monde à la télé. Par contre, la « révolution » pourrait bien être tiktokisée. C’est déjà commencé, avec des citoyens qui filment leurs maisons qui brûlent tandis que d’autres font des discours enragés dans leurs chars.

PHOTO SERGEY BOBOK, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un obus russe non éclaté est fiché dans le sol près de la ville de Derhachi, dans la région de Kharkiv, en Ukraine.

Des lectures éclairantes

Envie de poursuivre la réflexion sur l’état de notre monde ? Paul Journet et Chantal Guy vous proposent quelques lectures.

Une civilisation de feu, de Dalie Giroux (Mémoire d’encrier)

Le plus récent essai de l’auteure de L’œil du maître s’attaque de façon presque pamphlétaire à la manière dont on aborde la crise écologique au pays. (Chantal Guy)

Une civilisation de feu

Une civilisation de feu

Mémoire d’encrier

170 pages

La crise de la culture, d’Hannah Arendt (Folio essai)

Un classique de la pensée au XXe siècle, qui interroge la crise de la modernité en ce qui concerne les traditions, l’éducation, l’autorité, la liberté et la politique. (Chantal Guy)

La crise de la culture

La crise de la culture

Folio essai

384 pages

Mars, de Fritz Zorn (Gallimard)

Publié sous pseudonyme en 1976, l’auteur analyse son milieu bourgeois par le prisme de son cancer. Un livre unique, devenu culte pour ceux qui l’ont lu. (Chantal Guy)

Mars

Mars

Gallimard

317 pages

The Righteous Mind, de Jonathan Haidt (Vintage Books)

Le psychologue américain cartographie les intuitions morales de la gauche et de la droite, et révèle aussi en quoi la morale individualiste occidentale n’est pas la norme dans l’histoire. (Paul Journet)

The Righteous Mind

The Righteous Mind

Vintage Books

501 pages

L’âge de la colère – une histoire du présent, de Pankaj Mishra (Zulma Essais)

À partir de Rousseau, de Voltaire, des anarchistes russes et des romantiques allemands, l’essayiste indien analyse les sources du ressentiment et les limites du matérialisme. (Paul Journet)

L’âge de la colère – une histoire du présent

L’âge de la colère – une histoire du présent

Zulma Essais

459 pages

Le grand dérangement, d’Amitav Ghosh (WildProject)

Le romancier indien démontre comment la politique, l’histoire et la fiction limitent notre capacité à concevoir le risque posé par la crise climatique. (Paul Journet)

Le grand dérangement

Le grand dérangement

Éditions WildProject

224 pages