Les chiffres confirment une tendance lourde : les adolescents désertent la télévision québécoise. Comme nous l’avons constaté en discutant avec plusieurs d’entre eux, les raisons qui expliquent ce désengagement massif sont nombreuses et variées. Laissons Sara, élève de troisième secondaire, résumer la prédominante : « Souvent, c’est juste des vieux qu’on voit. »

Les heures d’écoute des 12-17 ans, actuellement évaluées à 9,5 heures par semaine, accusent généralement des baisses annuelles d’environ 12 %, révèlent des données de Numéris colligées par l’agence Cossette Média. Mais récemment, cette diminution s’est « accentuée grandement ». Quand on compare l’automne 2023 avec l’automne 2022, la chute dépasse 20 %.

La disparition de VRAK, survenue en octobre, a certainement contribué au fléchissement enregistré. Il s’agit toutefois d’un facteur parmi tant d’autres, note Isabelle Fournier, directrice, Lead Activation chez Cossette Média. Plusieurs chaînes spécialisées, dont Addik, Historia et Canal D, ont perdu des heures d’écoute auprès des adolescents, tout comme Radio-Canada et TVA, précise-t-elle.

Cette réalité préoccupe les acteurs du secteur télévisuel depuis longtemps. Car lorsqu’on délaisse les émissions québécoises à l’adolescence, les chances qu’on y revienne une fois adulte sont plutôt minces.

Lundi dernier face au CRTC, la présidente-directrice générale de Télé-Québec, Marie Collin, a parlé d'«urgence d'agir». Spécialiste en développement, production et diffusion télévisuelle, Denis Dubois sonne l’alarme.

On a laissé aller plusieurs générations, qui écoutent de moins en moins notre télévision. On a trop attendu. Il faut réagir maintenant !

Denis Dubois, spécialiste en développement, production et diffusion télévisuelle

Pour prendre le pouls des principaux concernés, nous sommes allés rencontrer des adolescents qui fréquentent la Maison des jeunes de Beauharnois, en Montérégie. Leurs témoignages mettent en lumière la crise actuelle.

Lorsqu’on leur demande de décrire le type de télé qu’ils regardent, les 12-17 ans n’ont qu’un seul mot à la bouche : Netflix. Ce phénomène ne devrait étonner personne. D’après un rapport de l’Observateur des technologies médias (OTM) Junior paru en octobre, Netflix demeure le service de vidéo sur demande par abonnement (VSDA) numéro un auprès des francophones de moins de 18 ans : 78 % s’y abreuvent, comparativement à 56 % pour Prime Video et 50 % pour Disney+, deux plateformes qui continuent de grimper en popularité, révèlent les statistiques.

« Les personnages ont notre âge »

Les séries de Netflix obtiennent la faveur de nombreux adolescents parce qu’elles mettent de l’avant des personnages auxquels ils peuvent s’identifier. Kelyane, 16 ans, mentionne Outer Banks et Stranger Things, Laurie-Anne, 12 ans, relève Sex Education et Ginny & Georgia, et Derek, 12 ans, cite Locke & Key, une série mariant fantastique et horreur. « C’est malade ! », s’enthousiasme l’amateur de surnaturel.

« Les personnages ont notre âge », explique Laurence, 13 ans.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Magali Roussel, Maheva Leduc-Lalonde et Kelyane Pimparé

Actuellement en cinquième secondaire, Magali énumère candidement les thématiques qu’elle voudrait voir davantage exploitées au petit écran québécois. « La drogue, l’alcool, la prostitution, le sexe, les problèmes de santé mentale… On n’en parle pas assez. Et pourtant, beaucoup de gens en vivent », indique la jeune femme, qui donne Fugueuse et L’Académie comme exemples de séries d’ici qu’elle a récemment dévorées.

Compétition féroce

Pour attirer l’attention des jeunes, la télévision traditionnelle rivalise avec plusieurs types de contenu, rapporte un rapport de l’OTM Junior publié en septembre. En matière de temps d’écran, auprès des 12-17 ans, elle arrive au 5rang – avec seulement 7 % – des options qu’ils privilégient pour relaxer, derrière les services payants de vidéo en continu comme Netflix et Prime Video (29 %), YouTube (22 %), les jeux vidéo (22 %) et enfin, les réseaux sociaux (19 %).

De surcroît, quand on compare les données de septembre 2023 à septembre 2022, on constate qu’en l’espace d’une année, les heures d’écoute hebdomadaires de Netflix et YouTube ont grimpé de plus de 50 % chez les 12-17 ans, révèle Cossette Média.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Sara Myles, Laurence Lapierre et Julia Courcelles

Nos discussions illustrent cette compétition féroce. « Je n’écoute pas vraiment la télé, confie Nathan, 12 ans. J’aime mieux gamer ou écouter des animés [films d’animation japonais] sur Netflix. »

Je préfère TikTok, Instagram et Snapchat.

Julia, 15 ans

De l’espoir

Malgré des statistiques défavorables, tout n’est pas perdu pour l’industrie télévisuelle locale. Certaines émissions québécoises plaisent visiblement aux jeunes, comme STAT (Radio-Canada), Indéfendable (TVA), Les bracelets rouges (TVA), Occupation double (Noovo), Révolution (TVA), Chanteurs masqués (TVA), Survivor Québec (Noovo), Big Brother Célébrités (Noovo), Les petits tannants (Radio-Canada) et Zénith (Radio-Canada).

« J’aime Discussions avec mes parents », soutient Anthony, 13 ans.

« Des fois, avec mes parents, j’écoute Alertes ou 5Rang », commente Laurence.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Suzanne Clément et Lou-Pascal Tremblay jouent dans STAT sur ICI Télé.

« Je suis STAT et Indéfendable, affirme Kelyane. Je suis en secondaire 5, et j’ai pensé devenir avocate ou m’en aller en médecine. Ça m’a renseignée un peu là-dessus. Ça donne une image du métier. »

La plupart des adolescents sondés soutiennent qu’ils pourraient se laisser tenter par l’offre québécoise… à certaines conditions. Maheva, 15 ans, voudrait « encore plus de choix ».

C’est tout le temps la même affaire, les mêmes séries… Ça devient redondant.

Magali, élève de cinquième secondaire

« Et pour avoir plus de choix, il faut fouiller et s’abonner, pis souvent, ça coûte de l’argent. C’est chien », poursuit Magali.

La plus belle lueur d’espoir est toutefois provenue de Derek, qu’on a entendu reprendre une réplique d’Elvis Gratton II – Miracle à Memphis, alors qu’on rangeait notre calepin de notes. « Je l’sais qu’est mal fermée, crisse, c’est moé qui l’a réouvert », a lancé l’adolescent, reprenant mot pour mot une célèbre scène du film de Pierre Falardeau, sorti bien avant sa naissance, en 1999.

Les plus pessimistes peuvent dormir tranquilles (pour l’instant) : tant et aussi longtemps qu’on verra les nouvelles générations citer Elvis Gratton, la culture québécoise survivra.

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