Il n’y a pas si longtemps, j’ai envoyé un tout petit mot à Alain Farah, en l’appelant comme tant de gens l’appellent, « Farah ».

J’oublie les mots exacts, mais le message était le suivant : Farah, t’es gentil.

Je le connais depuis peu et je ne le connaissais pas vraiment quand j’ai écrit une chronique⁠1 sur son livre merveilleux d’humanité, d’identité et de québécitude, Mille secrets mille dangers, un livre-ovni, en ce sens qu’il fut un succès critique et populaire…

Je ne suis pas écrivain. Mais de ce milieu, j’ai des échos lointains, sans doute déformés, à propos de rivalités assassines, de petites et de grandes haines entre gens de plume. Je ne dis pas que la littérature est plus portée à la bitcherie que le génie. Je vous relate ce que je lis entre les lignes quand les habitués des salons du livre ont deux verres dans le nez…

Pas Farah, jamais.

Et Farah, sur ses réseaux sociaux, a passé le dernier Salon du livre à encenser tous ceux et celles qui croisaient l’objectif de son téléphone, avec des mots sentis et appuyés.

Je me suis dit qu’il ferait un bon invité pour la rubrique « Un café avec » autour du thème de la gentillesse. En cette époque de colères et de vacheries qui ont le don de récolter des likes, Farah incarne, me semble-t-il, une lumière dont on a tous besoin.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Alain Farah, auteur de Mille secrets mille dangers

Il a accepté le café et c’est la première chose que je lui ai dite, après qu’il se fut assis avec son chai latte :

« T’es gentil, Alain… »

J’ai réalisé que « Farah », c’est pour l’écrit, en personne, je l’appelle toujours « Alain ». Et j’ai aussi réalisé que le mot « gentil » l’a fait tiquer, ça lui a un peu assombri le faciès, au-dessus de sa cravate, qu’il porte toujours quand il est en représentation, même au café.

« En France, “gentil”, c’est une insulte… Ils ont ce mot, “benêt”. »

Je lui dis que oui, mais non : c’est pas du tout comme ça que je le perçois. Je sens une gentillesse sincère quand il vante les autres, quand il se réjouit du succès des autres. Je dis à Farah que ça détonne, dans la vie, cette réjouissance ostentatoire face aux succès des autres…

Là, le visage d’Alain Farah redevient lumineux : « C’est pas un stunt, dit-il. C’est sincère. Surtout, ça ne t’enlève rien quand les autres obtiennent quelque chose. Cette difficulté qu’ont les gens à célébrer l’autre, c’est peut-être basé sur une inquiétude que ça leur enlève quelque chose. »

Moi, c’est sûr que l’univers m’a donné beaucoup, avec le succès de Mille secrets mille dangers. Mais je trouve ça le fun de célébrer les bons coups de tout le monde. Ça fait juste élever le niveau de la conversation…

Alain Farah, auteur

Je vais vous donner un exemple de cette gentillesse d’Alain, de cette réjouissance sincère…

Il y a un an et demi, j’étais à Paris pour quelques jours. Les astres ont fait qu’Alain y était aussi. Un soir, on a marché, on a soupé. Il était en France depuis quelque temps, pour répondre à toutes les invitations liées à Mille secrets mille dangers. Il faisait beaucoup de démarchage auprès des libraires pour parler de son livre, pour les inciter à le lire et à en parler. Paraît que c’est crucial, en France.

Il voulait « vendre » son livre, bien sûr, un immense succès au Québec (des dizaines de milliers d’exemplaires vendus, le Prix du Gouverneur général, un film de Philippe Falardeau à venir, le deuxième succès en importance de la maison Le Quartanier, après Le plongeur de Stéphane Larue), mais Farah voulait aussi préparer le terrain pour son prochain roman…

Et « préparer le terrain », c’était se faire connaître au-delà de la une du cahier littéraire⁠2 du journal Le Monde (autre marque du succès de Mille secrets mille dangers), c’était justement se faire un nom pour que son prochain roman puisse se faufiler dans les finalistes des grands prix littéraires français…

Et là, avancez le curseur d’une année.

Kevin Lambert, jeune auteur québécois, est catapulté dans les stratosphères littéraires de la francophonie avec Que notre joie demeure : le roman flirte avec le Goncourt, avant de rafler les prix Décembre et Médicis.

Un autre que Farah aurait pu juste ne rien dire. Mais c’est mal connaître Alain : à chaque étape, l’auteur de Mille secrets mille dangers a célébré le succès de Kevin Lambert.

« Tu m’as envoyé ton petit mot autour des prix gagnés par Kevin. J’étais heureux pour lui pour le Décembre. Mais le Médicis ! Il a battu tous les pronostics ! C’est un type que j’admire aussi bien littérairement que pour sa façon de faire face, comme quand il en a bavé sur la question des lecteurs sensibles3⁠. Moi, à 31 ans, je n’aurais jamais été capable de gagner le Médicis. Je suis pas capable à 45 ! »

On se met à parler d’envie, un péché répandu. Un sentiment qui empêche peut-être tant de gens de se réjouir du succès des autres…

Alain Farah cite ses origines familiales, sa famille chrétienne du Proche-Orient, son père est né en Égypte.

J’ai été élevé dans la superstition du mauvais œil. Et la tradition, au Proche-Orient, c’est que l’envie, c’est un péché mortel. Tu peux pas envier l’autre…

Alain Farah, auteur

Je lui fais remarquer que Mille secrets mille dangers a été un immense succès. Je lui fais remarquer que tous n’ont pas peur du mauvais œil.

« As-tu été conscient des envies des autres ? »

Il prend une autre gorgée, réfléchit. Je sens que Farah pèse ses mots. Il finit par accoucher d’une réponse diplomatique, non, pas de mauvais mots, pas de bitcheries, m’assure-t-il. Avant d’ajouter :

« Le pire, dans ce milieu, c’est le silence.

— Y a des gens dont tu pensais recevoir des félicitations, pis qui n’ont rien dit ?

— Ouain, ajoute Farah, pis en même temps… Tu peux pas tenir une liste. »

Autre silence, puis son visage se fend d’un rire coupable :

« Mais je l’ai fait ! »

La conversation prend toutes sortes de tournures. À propos d’un libraire parisien, Théodore Dillerin, qui a eu un coup de foudre pour Mille secrets mille dangers, qui en a vendu 400 à lui seul, dans sa librairie Le Comptoir des mots. À propos de sa méthode de travail (la préparation, avec cahiers et crayons ; l’écriture à l’ordi, en se fiant au plan manuscrit). À propos de son allergie au pouvoir, de sa désillusion face aux gouvernants…

Mille secrets mille dangers, c’est le contraire de la peur du Grand Remplacement, une thèse populaire en France quand il est question d’immigration. En France, mon livre est un livre plus scandaleux qu’ici…

Alain Farah, auteur

Ce roman de Farah, c’est une ode à l’immigration sans sensiblerie, l’histoire d’immigrants qui ont tous été québécisés en quelques années. L’histoire d’un fils d’immigrants, Farah, qui est à la fois à cheval sur plusieurs cultures – chrétienne, égyptienne, québécoise, hip-hop (!) – et profondément, indécrottablement québécois…

Je lui rappelle cette soirée de l’été dernier, quand il m’a montré les lieux de son enfance, Cartierville, Saint-Laurent, le Petit Liban.

Je lui parle de cette fracture entre Montréal et le reste du Québec.

« Si tu devais faire une visite guidée à quelqu’un qui a des préjugés sur Montréal, tu l’emmènerais où ?

— Un, je passe du temps avec elle. Ce serait pas juste une visite touristique. »

La conversation s’étire (je renfloue mon parcomètre deux fois) et dévie encore sur Mille secrets mille dangers, populaire partout où il va hors de Montréal ; sur son père, qui vit des désillusions à propos du système de santé ; sur les autrices, qui doivent composer avec des attaques misogynes quand le succès frappe à leur porte…

Et Farah nomme celles qu’il apprécie, comme femmes et comme plumes : India Desjardins, Daphnée B., Emmanuelle Pierrot…

Je pense, en relisant les notes de mon entrevue : Sacré Alain, encore et toujours en train de mettre la lumière sur les autres…

Sais-tu quoi, Farah ?

OK, on va biffer le mot « gentil ».

Et on va prendre celui que tu préfères, et peut-être te sied-il encore mieux…

T’es généreux, Alain.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi

La dernière fois que j’ai bu un café caféiné, c’était en « cégep II ». Les mots se sont mis à aller tellement vite dans ma tête que j’avais l’impression d’être le film en même temps que son doublage. Le café est mauvais pour les anxieux.

Ton film fétiche

J’ai lu dans un commentaire, je sais plus trop où, quelque chose comme : « Il est temps que Farah en revienne, du Parrain. » Alors je vais dire Pulp Fiction, pour apaiser le tourment de mon anonyme contempteur.

Le plus beau compliment

D’être suffisamment présent.

La pire insulte

De trop aimer Le parrain.

Le mot « diversité » t’inspire quoi ?

La santé. Sans diversité, un organisme ne tient pas longtemps, même chose pour le corps social : le sain développement passe par l’accueil de la différence. La santé, mais aussi le découragement. Le découragement devant les institutions qui ont transformé ce mot si nécessaire en buzzword, plus préoccupées, on dirait, à se donner une belle image qu’à véritablement œuvrer à l’inclusion.

Quel livre relis-tu souvent ?

Geek alert : l’Odyssée d’Homère, Hamlet de Shakespeare, Ulysse de Joyce, ma Sainte Trinité, quoi !

Ton Noël idéal ?

Farniente devant la télé : Super Mario avec ma fille, NHL/NFL avec mon fils, série à binger avec mon épouse.

Qui est Alain Farah ?

  • Alain Farah est né à Montréal de parents libanais d’Égypte.
  • En 2021, il a publié au Quartanier le roman Mille secrets mille dangers, inspiré par son histoire personnelle. Il y revisite notamment le jour de son mariage, le deuil de son amie et l’héritage culturel de ses parents. Il remportera pour ce livre le Prix littéraire du Gouverneur général.
  • L’auteur de plusieurs livres est aussi professeur de littérature à l’Université McGill.
1. Lisez la chronique « Le roman de Farah » 2. Lisez l’article publié dans le journal Le Monde 3. Lisez l’article « La pratique du “lecteur sensible” fait controverse »