Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Rosalie Bonenfant.

À ma naissance, je n’ai pas versé la moindre larme.

L’infirmière a pris mon petit corps gluant et l’a déposé sur ma mère épuisée. Tout simplement, nous nous sommes regardées, nous apprivoisant dans le plus grand des sérieux. Aucun égosillement pour signifier aux obstétriciennes qu’elles venaient de scrapper ma fainéantise amniotique sur un moyen temps.

Ce sursis fut de courte durée, parce que je dois bien avoir pleuré chaque jour de ma vie depuis. Je ne m’en cache pas, j’adore pleurer ! Pour moi, pas de discrimination dans l’activité. Je m’adonne autant aux microaverses de courte durée qu’aux raz-de-marée qui te défigurent, te laissant toute boursouflée. Un jour, j’ai d’ailleurs tant pleuré que le système de reconnaissance faciale de mon iPhone ne me reconnaissait même plus.

Je suis chanceuse, outre une légère incontinence lacrymale, j’ai le mécanisme d’évacuation d’émotion en parfaite santé. Voyez-vous, je suis de ces quelques malheureux dont la sensibilité accrue leur permettrait même de s’émouvoir d’un feu de Bengale sur un tas de marde. N’y a-t-il pas là de quoi être fière ? Mon muscle de la vulnérabilité est une véritable petite Nadia Comaneci de souplesse ! Pourquoi, alors, rencontre-t-on encore mes inoffensives gouttes d’humeur avec inconfort ?

D’aussi loin que je me souvienne, on a toujours relégué les pleurs au rang de problème à régler. Enfant, on a tenté d’apaiser mes crises à grands coups de « chut, chut, chut, mon bébé ». Plus tard, lors d’une dure peine d’amour où j’écoutais Daniel Bélanger à en user sa saveur, il m’a répété inlassablement « sèche tes pleurs/sèche tes pleurs ma sœur ».

Encore récemment, au centre commercial, un gamin perd de vue sa mère à travers ces centaines de jambes animées par la frénésie des Fêtes. « Ne pleure pas, mon petit » s’empresse de lui adresser un chaleureux passant arrêté pour l’aider. Mais monsieur, vous voulez qu’il la range où, alors, sa tristesse s’il ne peut pas s’en délester aussitôt, comme un Petit Poucet semant derrière lui quelques miettes d’émotions ? Et quand la pluie vous incommode, demandez-vous aussi au ciel de se ressaisir et de prendre sur lui ?

L’ennui, avec les adultes, c’est qu’ils croient souvent à tort avoir résolu ce qu’ils sont parvenus à faire taire. C’est curieux. Ils savent pourtant qu’ouvrir son parapluie ne suffit pas à prétendre que l’averse est passée.

Mais ils sont comme ça ; là où ils ne pourront demander à quiconque d’arrêter de saigner, ils sauront assurément apposer un diachylon.

En règle générale, la vue de nos larmes comme celle de notre sang incommode beaucoup les gens. Comme si notre vérité venait créer une faille dans leur matrice. Sans doute parce qu’elle rappelle aux autres qu’à l’intérieur de nous, il se passe des affaires qui prouvent qu’on est vivants. Que malgré notre volonté à nous élever au rang de cyborgs hyperperformants, nous ne pourrons jamais vraiment transcender cette vilaine nature humaine qui nous contraint encore à évacuer les déchets du corps et de l’âme par les trous qui nous ont été donnés. C’est biologique. Notre appareil lacrymal n’est ni plus ni moins qu’un alambic intégré pour nous distiller les humeurs afin d’en faire de délicates perles d’émotions.

N’empêche, je m’explique mal cette obstination collective à vouloir dissimuler chaque percée de fragilité que notre traître de corps peut échapper. À la moindre fuite de transparence, il faut se justifier. Avoir un bon prétexte pour justifier l’impoli débordement.

On oublie que parfois, ça coule juste parce que ça coule. Ce n’est pas pour rien qu’on a un système de drainage naturel en plein visage. Savez-vous ce qui arrive à l’eau lorsqu’elle est mal évacuée ? Elle crée une infiltration d’eau dans ton « Gyproc », et la moisissure finit par pogner là-dedans !

Croyez-moi, si le rôle de nos yeux était d’assurer l’étanchéité, quelqu’un aurait déjà réalisé l’erreur de fabrication et aurait colmaté l’orifice ! (J’en profite pour rappeler à celles et ceux n’ayant pas souvenir de leur dernière ondée oculaire qu’ils sont peut-être mûrs pour un petit examen de la vie. Les psychologues font d’excellents plombiers pour l’accumulation de déni d’ici à ce qu’on invente une sorte de Drano pour se déboucher le refoulement des sentiments !)

Alors, ne m’en voulez pas si je porte fièrement mes larmes plutôt que de les essuyer systématiquement. Mon visage mouillé n’est pas le témoignage d’une affliction exagérée, pas plus qu’il ne coule de mes yeux d’armes à culpabilité. Mes larmes sont les patrimoines de ma capacité à ressentir. Elles sont la preuve que j’ai l’odieux courage d’admettre que mon émotion prenait plus de place que ce que pouvait contenir ma face.

Et la prochaine fois que vous me voyez en pleurs au Pacini parce qu’une cliente se fait chanter « bonne fête » à la table d’à côté, pas besoin de me demander si je suis correcte ; je suis juste en train de me vidanger le trop-plein de vie !

Qui est Rosalie Bonenfant ?

Actrice, animatrice et autrice, Rosalie Bonenfant a fait ses premières apparitions au petit écran dans la série Les Parent en 2013. Depuis, elle a aussi animé le magazine C’est quoi l’trip ? sur Tou.tv et coanimé Deux hommes en or et Rosalie, avec Patrick Lagacé et Pierre-Yves Lord à Télé-Québec. Au cinéma, on l’a vue dans Inès, de Renée Beaulieu. Elle a de plus publié le recueil La fois où j’ai écrit un livre, en 2018.