Toutes les deux semaines, l’artiste Marc Séguin propose son regard unique sur l’actualité et sur le monde.

Pas trop d’actualités ces derniers mois. Peut-être trois ou quatre heures de télé depuis août, d’abord pour un match de football et ensuite, distraitement, un documentaire sur le pont des Arts à Paris, sur Arte. Et quelques nouvelles hallucinantes ici et là qui finissent par se rendre malgré de grands efforts de déni. À travers une lumière d’automne qui baisse de plus en plus.

De grosses gelées en début de semaine. Le gel, c’est comme une sorte de fin. Pour prolonger ce qui s’obstine dans le potager, je peux aussi « abriller » les légumes pour les nuits plus froides et retirer la bâche pendant la journée. Le bonheur de manger des carottes fraîches ou des panais jusqu’en décembre. Ou le malheur qui enrage quand on oublie la couverture et qu’on les perd.

Beaucoup de temps pour réfléchir ces dernières semaines ; pris dans la congestion automobile. Je raconte cela pour faire diversion sur toutes les apocalypses sociales (hé... hé... comme dans hérésie) qui nous tombent dessus. Les dernières en lice, et qui frôlent la psychose, une histoire d’intimidation dans une téléréalité et le pont-tunnel La Fontaine. Pas un mot de plus sur ces deux sujets d’actualités existentielles sinon pour dire ceci : suis de plus en plus convaincu que la Terre est le centre de l’Univers. Une rencontre, il y a quelques jours avec une personne de la haute finance, aux États-Unis, m’a convaincu. Paraît que les individus qui surréagissent aux menaces survivent mieux que les autres. Ce texte proposera donc une solution miracle à tous les problèmes sociaux, de Twitter jusqu’à l’infini.

En 1979, deux psychologues (Daniel Kahneman et Amos Tversky) ont « inventé » la théorie des perspectives. Une théorie à la base de la nature humaine, et pour laquelle Kahneman a reçu le prix Nobel en 2002, en économie. La peur de perdre serait plus élevée que l’envie de gagner. On comprend d’emblée que les banques et les fonds d’investissement s’en sont donné à cœur joie dans ce Jell-O magique pour faire des profits. L’année 1979 est aussi celle, selon plusieurs chercheurs, du point d’origine des grands dérèglements mondiaux contemporains. Il n’y a plus de hasard nulle part, on se dit en souriant.

En résumé (rapide), la théorie des perspectives dit un peu ceci : en faisant une marche, vous trouvez 50 $ sur le trottoir. Réaction de bonheur et de joie. Bon cela étant dit, époque oblige, le bonheur en 2022 vient après la culpabilité, les actes de contrition, les excuses à tous ceux qui n’ont pas votre chance dans la vie, à ceux qui aiment le soleil, à ceux encore qui souffrent des changements climatiques, aux personnes intolérantes au lactose, à celles qui ont des taches blanches sur les ongles, à celles qui ont deux yeux et au papillon qui s’est écrasé sur votre pare-brise justement en 2002 (tout est tellement relié, c’est fou, on le rappelle).

Donc vous trouvez 50 $ et ça vous réjouit avec un certain degré d’intensité. Ce que Kahneman et Tversky ont prouvé, c’est que si vous perdez 50 $ vous serez 2,3 fois plus mécontent en intensité que par le sentiment de contentement de les avoir trouvés.

Une carotte arrachée à la terre en décembre c’est, disons, un indice à 10 d’intensité sur 100. Une carotte gelée et perdue, c’est 23 sur la même échelle. En extrapolant la théorie, cet ami financier qui me parle et qui a remodelé le monde justement depuis 1979 est convaincu que nous serions programmés pour chialer. Impossible de contredire la chapelle financière et son hostie : l’économie.

Donc, se plaindre pour avoir un plus grand sentiment d’existence. Et plutôt se réjouir d’attendre 2,3 fois plus longtemps dans la circulation. Paraît que c’est bon pour l’avenir. Et l’avenir, c’est le point d’arrivée de toutes nos actions. Dans l’enfance et en voiture, j’avais appris qu’on n’arriverait pas plus vite en me plaignant. Avoir su...

Et comme il faut rattraper le temps perdu, j’aurais des milliers de plaintes à formuler sur tout ce qui marche croche. Car depuis la théorie des perspectives, je sais où on s’en va, même à pas de tortue. Il faut se plaindre. Plusieurs médias et réseaux sociaux en font admirablement la démonstration. Le progrès est dans le grief.

On apprend du coup qu’on serait des descendants des gens qui manquent de front, car la prudence favorise le développement. Je fais ici le souhait heureux d’une multitude de peurs, de gelées en août, que l’on arrête, une fois pour toutes, les efforts pour contrer l’intimidation. Encore une idée : pourquoi ne pas bloquer le pont Mercier ? Me semble qu’on accorderait davantage d’importance aux manifestants depuis lundi dernier. Ou Jacques-Cartier ? Ne touchez pas à Samuel-De Champlain, SVP. C’est le plus beau avec son éclairage de nuit élégant.

Et une dernière pour la route : quand va-t-on commencer à parler d’un sixième lien entre Montréal et la Rive-Sud ? Le chialage est devenu un vœu.

Aujourd’hui, je regarde le football et vais me plaindre du travail des arbitres.