On peut se demander quelle mouche a piqué la nouvelle ministre de la Condition féminine, Martine Biron, lorsqu’elle a déclaré que l’intersectionnalité ne faisait pas partie de la vision du féminisme de son gouvernement. On peut s’interroger sur les raisons qui la motivent à considérer l’intersectionnalité comme opposée au féminisme inclusif.

Le problème vient peut-être du fait qu’on a repolitisé le mot intersectionnalité au cours des dernières semaines. Plutôt que de l’utiliser strictement dans un contexte d’égalité hommes-femmes, on le brandit dans une perspective de chicane fédérale-provinciale.

L’intersectionnalité est devenue « une arme d’Ottawa contre le Québec », selon le Bloc québécois. Un argument « qui pourrait être utilisé en cour contre la Loi sur la laïcité de l’État », selon les péquistes les plus conservateurs.

Bref, depuis plusieurs semaines, un groupe de politiciens privilégiés jouent à un jeu dangereux avec un concept dont l’objectif est de prendre en considération les réalités des personnes les plus vulnérables. Ils utilisent le mot intersectionnalité pour mettre le feu aux poudres, pour diviser.

Or il faut rappeler ce que ce concept signifie : la prise en considération de toutes les discriminations dont une personne est l’objet.

Dans une de ses publicités, HEC utilise l’image d’un mille-feuille : « chaque strate vient avec ses enjeux ».

L’origine du concept remonterait jusqu’au début du XIXe siècle selon certains auteurs, mais le terme a été réactualisé à la fin des années 1980 par une juriste et chercheuse féministe afro-américaine, Kimberlé William Crenshaw, en lien avec la réalité des femmes noires aux États-Unis, victimes de multiples discriminations.

L’intersectionnalité comme grille d’analyse a par la suite été reconnue à la Conférence mondiale sur les femmes de l’ONU, à Pékin (Beijing), en 1995. Au fil des ans, elle a été intégrée par un très grand nombre d’entreprises et d’organismes publics.

Aujourd’hui, les féministes plus radicales ont raison de dire que le terme, dans son usage actuel, a été vidé de sa charge critique, politique et militante. Qu’on en a arrondi les angles. Mais ça n’en fait pas un outil inefficace pour autant.

À l’heure actuelle, on l’utilise pour analyser les conditions de travail ou lors de l’élaboration de politiques publiques.

C’est un outil de gestion reconnu et enseigné à l’université. Dans le jargon des gestionnaires, on parle d’ADS+ ou d’« analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle », et c’est un concept qui n’a plus rien de révolutionnaire. Qui, en 2023, contestera qu’une femme noire handicapée fait face à plus d’obstacles qu’une femme blanche en pleine possession de ses moyens ? À moins d’être vraiment de mauvaise foi, personne.

Cet outil est tellement répandu que même le gouvernement de la CAQ l’utilise dans sa stratégie contre les violences sexuelles et conjugales.

« Les recoupements entre différents systèmes de discrimination placent certaines femmes dans des contextes de vulnérabilité accrue par rapport à la violence sexuelle et à la violence conjugale, peut-on lire dans le document Rebâtir la confiance. Afin de proposer des actions efficaces, il importe donc de s’intéresser aux interactions, à l’intersection entre les différents facteurs identitaires et sociaux dans le vécu et la victimisation des femmes. »

On le constate, il n’y a pas grand-chose de subversif dans cet énoncé.

Et on devine très bien qui seront les perdantes si on élimine cette grille d’analyse : les femmes.

Car une fois la porte entrouverte, on peut craindre la suite. Si on nie le concept d’intersectionnalité, en viendra-t-on aussi à renoncer à l’objectif d’équité et d’égalité visé par cette approche, ainsi qu’aux efforts mis en place pour l’atteindre ?

Le concept d’intersectionnalité a fait avancer la cause des femmes au cours des dernières décennies. Nier sa pertinence risque de la faire reculer.