(Québec) Jim Soto s’immobilise devant une table pleine de fusils d’assaut. Son regard s’arrête sur l’une des armes, tellement astiquée qu’elle luit sous l’éclairage. « C’est un C7, dit le soldat. Avez-vous déjà manipulé un fusil comme ça, voulez-vous le tenir ? »

La scène se déroule à la Place Fleur de Lys, un centre commercial de Québec. C’est ici, dans le local vide de l’ancien Salon de jeu de Québec, que les Forces armées canadiennes ont tenu le 16 septembre leur activité « Militaire d’un jour ».

Cette opération de recrutement nouveau genre a été mise en place il y a moins d’un an pour offrir un style immersif. Ici, on peut manipuler des fusils – désarmés, bien sûr –, goûter à des rations ou tenter le test physique des Forces.

Sous un stand, deux sympathiques militaires en uniforme vous montrent même comment faire un lit « au standard ». « Veux-tu essayer ? », demande l’un d’eux à un adolescent accompagné de ses parents. L’ado hésite un instant, puis décline poliment. Les parents se regardent et esquissent un sourire.

Jim Soto, lui, n’a pas peur de faire un lit. Il est ici pour changer sa vie. Le père de famille de 44 ans vient de Colombie. Il est arrivé à Québec il y a quelques années avec une formation de technicien en alimentation. M. Soto pensait trouver un emploi rapidement. Mais ses études n’ont pas été reconnues. « C’est très frustrant », dit-il.

Il n’y a pas si longtemps encore, Jim Soto n’aurait eu aucune chance de se joindre à l’armée canadienne. Il n’est pas encore citoyen. Mais tout cela a changé en décembre 2022, quand Ottawa a annoncé que désormais, les résidents permanents pourraient postuler. Il s’agissait d’une énième mesure mise en place pour juguler la crise du recrutement dans les Forces.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

D’origine colombienne, Jim Soto n’a pas la citoyenneté canadienne. Il pourrait néanmoins intégrer l’armée à titre de résident permanent.

Quand j’ai vu ça, je me suis dit que l’armée pourrait être une option pour moi et pour améliorer la vie de ma famille. C’est pour ça que je suis ici aujourd’hui.

Jim Soto

L’ouverture des Forces aux résidents permanents a eu un énorme retentissement. Au 30 juin dernier, 12 899 d’entre eux avaient soumis leur candidature.

Mais cette petite révolution tarde à porter ses fruits. Seulement 16 d’entre eux ont été enrôlés.

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Les centres de recrutement débordent de jeunes qui souhaitent s’enrôler pour les métiers de combat. Mais les postes techniques demeurent affichés.

Une certaine image à casser

À l’heure actuelle, il manque 8100 militaires réguliers dans les Forces armées canadiennes (FAC). Les FAC ont un effectif autorisé de 71 150 membres. Ils n’en emploient que 63 050. Si on ajoute la réserve, c’est près de 16 000 militaires qui sont recherchés.

Mais les Forces armées n’ont pas de problème à attirer des candidats, ils ont de la difficulté à attirer des candidats compétents, nuance Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada.

« Il y a 50 000 ou 60 000 personnes qui se présentent aux bureaux de recrutement chaque année et 5000 sont engagées », illustre ce spécialiste de la question du recrutement dans les FAC.

L’enjeu est surtout le recrutement des métiers spécialisés, des ingénieurs, des infirmières, des pharmaciens, des pilotes, les travailleurs informatiques… Le problème est le recrutement de gens qualifiés, désirables.

Christian Leuprecht, professeur au Collège militaire royal du Canada

Les centres de recrutement débordent de jeunes qui souhaitent s’enrôler pour les métiers de combat. Mais les postes techniques demeurent affichés.

« Je pense que c’est parce que c’est méconnu. Disons que par la culture, les films par exemple, tout le monde connaît les fantassins ou les blindés, lâche le major Michel Vandal, qui s’occupe du Centre de recrutement de Québec. Mais on a beaucoup de métiers techniques. On a des techniciens en réfrigération dans les Forces, qui sait ça ? »

L’impact de ce manque de personnel est dur à mesurer sur la capacité des FAC. Chose certaine, la pénurie augmente la pression sur le personnel en place.

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Des militaires en uniforme discutent avec des curieux dans le cadre d’une activité de recrutement à la Place Fleur de Lys, à Québec.

Pour recruter ces candidats spécialisés, les FAC n’hésitent donc pas à offrir des primes à l’embauche. Celles-ci peuvent atteindre 20 000 $ et même plus. Les salaires sont aussi compétitifs, allant de près de 60 000 $ par année pour les soldats aux salaires à six chiffres pour les officiers.

Mais certaines réalités des emplois militaires viennent décourager des candidats qualifiés.

La « réinstallation » des militaires dans des bases aux quatre coins du pays pouvait fonctionner dans les années 1950 dans le cas d’un soldat dont la femme est au foyer. Est-elle encore acceptable pour des militaires dont le conjoint ou la conjointe occupe un emploi civil, parfois même mieux rémunéré ?*

« Un jeune ambitieux en couple qui veut entrer dans l’armée trouvera pénible de déraciner toute sa vie pour aller vivre dans une petite ville d’une autre province, dans une collectivité rurale qu’il n’a jamais vue », indiquait récemment Andrea Lane, scientifique à Recherche et développement pour la défense Canada, aux membres du Comité permanent de la défense à Ottawa.

En ce samedi de septembre à la Place Fleur de Lys, c’est exactement ce qui freine Jim Soto de postuler sur-le-champ. L’homme a pourtant été séduit par ce qu’il a vu, par ses discussions avec les soldats.

« Le problème, c’est que j’ai une famille, une femme et deux enfants. Si j’étais seul, j’irais. Mais ma femme a peur qu’on doive déménager loin au Canada. Elle parle français, elle ne parle pas anglais, les enfants non plus. Il faut penser aux enfants… Ce n’est pas simple. »

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Le caporal Raymond fait une démonstration d’une arme de service à un visiteur de l’événement « Militaire d'un jour » à la Place Fleur de Lys, à Québec.

Au-delà de l’homme blanc

La défense a un autre problème bien particulier : son bassin historique de recrutement – les jeunes hommes blancs hétérosexuels – diminue.

Les chiffres les plus récents montrent que 11,9 % des membres des FAC sont des minorités visibles. Celles-ci représentent pourtant 26,5 % des Canadiens. Seuls 16,5 % des militaires sont des femmes.

« Les FAC se sont donné comme objectif d’arriver à 25 % de femmes d’ici 2026. C’est peu probable qu’on s’y rende », explique Grazia Scoppio, une professeure au Collège militaire royal du Canada qui s’intéresse à la question de la diversité dans l’armée depuis près de 25 ans.

« Tous les cas d’inconduites sexuelles n’ont pas aidé à recruter des femmes et des membres LGBTQ, dit-elle. Maintenant, il y a eu le rapport de Louise Arbour et d’autres très critiques. Il y a vraiment une réflexion au sein des Forces et j’ai bon espoir que ça débouchera sur une culture plus ouverte. »

Dans les dernières années, les Forces ont relâché leur code vestimentaire dans un souci d’inclusion. La barbe est maintenant permise, tout comme les cheveux colorés, le vernis à ongles même pour les hommes, et les uniformes ne sont plus genrés.

Les FAC ont été accusées de devenir « wokes » par certaines voix à droite. Pour la chercheuse Grazia Scoppio, il s’agit d’une question de vie ou de mort.

« Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un statement politique. Je ne crois pas que les FAC veulent être “politiquement correctes”. Je pense que ces évolutions sont nécessaires pour représenter davantage la réalité canadienne et augmenter le recrutement. »

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le Canada peine à atteindre la cible de l’OTAN de dépenser 2 % de son PIB en défense

Problèmes d’image

Tous ces changements surviennent alors que les alliés du Canada se réarment. L’invasion russe de l’Ukraine a rallumé des feux, ravivé des fronts.

Le Canada, lui, peine à atteindre la cible de l’OTAN de dépenser 2 % de son PIB en défense. Le gouvernement Trudeau a récemment annoncé des compressions budgétaires dans tous les ministères. Celui de la Défense nationale devra trouver des économies de 900 millions sur quatre ans, selon ce qu’a déclaré le grand patron des FAC, Wayne Eyre, devant le Comité permanent de la défense nationale.

Pour le professeur Christian Leuprecht, c’est surtout dans ce sous-financement que s’expliquent les difficultés de recrutement des FAC.

L’été dernier, CBC a notamment rapporté que des soldats canadiens déployés en Lettonie avaient dû acheter eux-mêmes leur casque ou leur imperméable.

« Je ne sais pas si le gouvernement le fait exprès, mais il y a cette impression que le gouvernement ne valorise pas cette organisation, lâche-t-il. Alors qui voudra se joindre dans ces conditions ? Ça, c’est dommage. »

*La réalité des réinstallations ne concerne que la force régulière. Les réservistes peuvent rester affectés à leur unité.

PHOTO NIKOLAY DOYCHINOV, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Même les États-Unis. plus grande puissance militaire au monde, n’échappent pas à la crise du recrutement

Une crise du recrutement qui affecte les alliés

La crise du recrutement dans les forces armées touche aussi les alliés du Canada. En Australie, le gouvernement va payer une prime de 50 000 dollars australiens (environ 43 000 dollars canadiens) aux militaires qui restent trois ans de plus que leur service minimal. L’opposition demande même au gouvernement de permettre aux non-citoyens de s’enrôler, notamment les citoyens des petits États du Pacifique ou des pays alliés comme le Japon.

Les Forces armées britanniques constatent une baisse de 30 % du recrutement en 2022. La crise dure depuis des années. En 2018, la Grande-Bretagne a même permis aux citoyens du Commonwealth – dont les Canadiens – de s’enrôler dans l’armée britannique même s’ils n’avaient jamais vécu au pays.

La plus grande puissance militaire au monde n’échappe pas à la crise. Il manquait 15 000 recrues à l’armée américaine l’année dernière, sur un objectif de 60 000, malgré des primes à la signature pouvant atteindre les 50 000 dollars américains. Un récent sondage Gallup montrait que seuls 60 % des Américains avaient confiance dans l’armée. C’est le chiffre le plus bas en 25 ans.

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