Pierre Fitzgibbon n’est pas le premier « superministre » de l’Économie. En fait, il n’a même pas autant de pouvoirs que l’un de ses illustres prédécesseurs, qui allait d’ailleurs devenir premier ministre.

Bernard Landry, dans le premier gouvernement de Lucien Bouchard, en 1996, était à la fois vice-premier ministre, ministre d’État à l’Économie et aux Finances, ministre en titre des Finances, du Revenu, de l’Industrie et du Commerce et de la Science et Technologie. Il a gardé tous ces chapeaux jusqu’à un remaniement en décembre 1998, où il a dû céder le Revenu à Rita Dionne-Marsolais.

M. Landry est devenu premier ministre à la suite de la démission de Lucien Bouchard et il s’est bien gardé de donner autant de pouvoir à l’un de ses ministres. Et jamais il n’a confié un portefeuille supplémentaire au ministre des Resssources naturelles, qu’on a longtemps désigné comme le parrain d’Hydro-Québec. Jean Charest, Pauline Marois et Philippe Couillard ont tous fait de même.

Autant on a longtemps eu peur qu’Hydro-Québec devienne une sorte d’État dans l’État, autant on ne voudrait pas que cette société d’État perde son indépendance et doive accepter toutes les commandes du gouvernement.

Ça ne veut pas dire que la relation entre les deux est totalement étanche : le gouvernement du Québec est l’unique actionnaire d’Hydro-Québec et, en ce sens, il a un mot à dire dans ses grandes orientations. Mais il est important de conserver une bonne dose d’indépendance de chaque côté.

C’est pourquoi il était, de prime abord, étonnant de voir une attaque préventive de la présidente d’Hydro-Québec, Sophie Brochu, avant même la formation du Conseil des ministres, avertissant le gouvernement Legault qu’elle ne voulait pas transformer Hydro-Québec en « Dollarama de l’énergie ».

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Sophie Brochu, présidente d’Hydro-Québec

« Ce qu’il ne faut pas faire, c’est d’attirer un nombre indu de kilowattheures industriels qui veulent payer pas cher, et après ça, de construire des barrages pour les alimenter parce qu’on manque d’énergie », a averti Mme Brochu.

Normalement, la présidente d’Hydro ne confronte pas aussi directement et aussi publiquement son actionnaire, d’autant qu’il aurait le pouvoir de la démettre de ses fonctions.

Mais Mme Brochu n’est pas une présidente d’Hydro-Québec ordinaire. Elle connaît bien le secteur de l’énergie, ayant gravi les échelons de Gaz Métro (devenu Énergir) pendant 22 ans pour en devenir la PDG en 2007. Bien implantée dans la communauté, elle a un profil public bien plus fort que celui de M. Fitzgibbon.

C’est ce qui explique qu’en pleine campagne électorale, Mme Brochu a donné cette série d’entrevues qu’il était difficile de considérer comme autre chose qu’un avertissement : si le gouvernement Legault veut avoir une vision du développement industriel à l’opposé du plan stratégique d’Hydro-Québec, elle n’hésitera pas à démissionner. Elle n’a pas prononcé le mot, mais le message était clair.

C’est pourquoi le premier ministre Legault a créé un comité sur l’économie et la transition énergétique qui comprendra cinq ministres, dont M. Fitzgibbon, et la présidente d’Hydro. Comme quoi, il vaut toujours mieux faire les arbitrages en privé. Sauf qu’on sait bien que ce sera toujours à cinq contre un…

Nommé ministre de l’Économie et de l’Énergie, M. Fitzgibbon a donné à son tour une série d’entrevues, cette semaine, pour dire qu’il n’a pas de conflit avec Mme Brochu. Mais dans sa propre série d’entrevues, le superministre de l’Économie et de l’Énergie est loin d’avoir montré qu’il a changé d’idée sur les bienfaits d’attirer des industries énergivores avec une énergie renouvelable à bon marché.

Il y aurait, au bureau du ministre, une cinquantaine de ces projets qui ne demandent qu’à s’établir au Québec si Hydro peut leur garantir de l’énergie à bon compte.

Mme Brochu croit que c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire.

La collision entre les deux visions est donc encore, et même plus que jamais, à l’ordre du jour.

Lors de ces entrevues, M. Fitzgibbon a répété le mot « décarbonation » le plus souvent possible. Mais il a aussi indiqué que, dans le futur développement économique du Québec, il lui fallait tenir compte des besoins de son collègue, le ministre des Finances.

En clair : les industries énergivores paient de bons salaires et ça fait donc de bons revenus pour l’État. C’est vrai, mais c’est le genre d’argument qu’on entend depuis des décennies dès qu’il est question d’établir un nouvel équilibre entre développement économique et développement durable.

Mais c’est le même genre d’argument qu’employait le premier ministre Legault pendant la campagne électorale quand il parlait de la fonderie Horne à Rouyn-Noranda avec ses « emplois à 100 000 $ par année ».

Et, bien sûr, on n’a pas oublié que le premier ministre a ouvert la voie à la construction de nouveaux barrages, alors que le plan stratégique d’Hydro-Québec mise davantage sur les économies d’énergie.

Le conflit semble inévitable, mais on sait d’avance que cela ne peut se régler qu’en suivant la volonté de l’unique actionnaire d’Hydro-Québec : le gouvernement.