Le 1er février, comme la marmotte qui vient juste de nous annoncer la suite de l’hiver, Justin est sorti de sa torpeur pour nuancer sa vision de la laïcité québécoise. On ne sait pas ce qui s’est passé au caucus des libéraux autour de la nomination d’Amira Elghawaby qui déchaîne tant de passion, mais Justin avait un message un peu plus mesuré.

Est-ce qu’il a décidé de calmer une grogne de députés québécois de sa formation ? Voulait-il enfin dire aux francophones d’ici ce qu’ils ont toujours souhaité entendre ? Je ne sais pas. Mais sa déclaration tranche avec sa posture traditionnelle sur le sujet.

J’ai enregistré et transcrit une partie de cette surprenante prise de parole où il dit : « Les Québécois sont parmi les plus ardents défenseurs des droits et libertés individuelles. Et ça vient d’une place dans l’histoire récente ou avant la Révolution tranquille. Le Québec a été soumis à une religion qui ne respectait pas ses droits et libertés individuelles. Je suis fier Québécois et ma défense des droits et libertés individuelles vient du fait que je suis dans cette veine de pensée là. Il faut que les gens comprennent qu’il y a deux différentes visions de c’est quoi, une société laïque, c’est quoi, une société séculaire. Ça va se résoudre quand les gens raisonnables ont une conversation réelle… »

Après 10 ans à nous dire qu’il n’y avait qu’une seule façon de voir la laïcité et que ceux qui n’adhéraient pas à sa version faisaient preuve d’intolérance, voici Justin qui parle de la Révolution tranquille et évoque l’histoire bien problématique du Québec avec la religion catholique.

Il souligne à demi-mot ce tiraillement irréconciliable entre les deux visions de la cohabitation entre religion et État au Canada. Deux solitudes qui mènent au choc des racines françaises et britanniques fondatrices du Canada. Entre la conception british qui inscrit la religion au cœur de son idéologie multiculturaliste et le désir de séparation franche entre l’État et la religion de la majorité francophone du Québec, le dialogue est impossible et il faut choisir son camp.

C’est ce que Justin a fait assez rapidement en entrant en politique. Souvenez-vous du débat autour du serment à visage couvert qui avait rythmé sa campagne électorale de 2015. Pendant que Thomas Mulcair essayait de ménager la chèvre et le chou, que Gilles Duceppe et Stephen Harper exprimaient leur désapprobation, Justin Trudeau martelait un message limpide. Dans le pays qu’il veut diriger, avait-il fait comprendre, personne n’empêcherait une femme de prêter serment à la reine avec un niqab. Beaucoup d’observateurs trouvaient son pari risqué, mais Justin remporta quand même le scrutin avec une confortable majorité. Depuis, s’il y a un sujet sur lequel ses convictions restent imperturbables, c’est celui de la laïcité. Même s’il a, de façon électoraliste, évité quelques fois de tirer à boulets rouges sur la loi 21, tout le monde sait qu’il ne la digère pas. C’est écrit dans le ciel qu’il affûte ses armes et n’hésitera pas à dégainer massivement sur le projet caquiste au moment opportun. Voilà le Justin que nous connaissons.

Le Justin nouveau qui nuance ses propos sur la laïcité québécoise me surprend énormément. Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce qu’on a assisté à une simple manœuvre de communication politique pour apaiser une grogne interne ? Vient-il de se réveiller et de comprendre qu’en Amérique du Nord, entre la théocratie états-unienne et la laïcité canadienne d’inspiration britannique où la reine incarne une sorte de représentante de Dieu et la Chambre des lords inclut des archevêques et évêques, il y a cette troisième voie, celle du Québec ? Cette variante québécoise doit à la séparation franche entre l’État et la religion adoptée en France dans la fameuse loi de 1905, mais en est aussi bien différente. Le Québec cherche désormais sa propre ligne de consensus, bien plus fine et minimaliste que celle de la France. On peut critiquer la loi 21 dans sa forme et ses objectifs, mais on ne peut pas la déconnecter d’une volonté profondément ancrée dans l’histoire.

Le Québec est la seule nation en Amérique à avoir déconfessionnalisé son système d’éducation et à s’accrocher contre vents et marées à cette vision de la laïcité tant décriée et diabolisée dans le monde anglo-saxon.

Depuis 50 ans, ce désir de sécularisation inachevé revient régulièrement hanter le débat politique d’ici. Une discussion qui, à l’heure du brassage de culture, incommode profondément une grande partie de l’anglophonie canadienne. La pression est si forte que même des intellectuels francophones d’ici convertis à l’idéologie multiculturaliste s’empêtrent dans des gymnastiques et contorsions argumentaires pour nous expliquer pourquoi ce qui était progressiste et avant-gardiste pendant la Révolution tranquille doit être honni et prohibé aujourd’hui. La grande majorité des épisodes de « Québec bashing » s’inscrivent dans cette incompréhension.

Mais il y a une chose qui a quand même changé depuis l’élection de la CAQ. Les gens ne se laissent plus faire comme au temps des Couillard et Charest. Aujourd’hui, les offensives du Québec sont de plus en plus nombreuses et puissantes. Même s’il faut avouer que, dans le fond, ça ne changera pas grand-chose. Gageons que tous ces hurlements de plus en plus ostensibles contre le fédéral autour du vivre-ensemble, la défense de la langue et l’immigration ne feront pas la différence. Le chien aboie et la caravane fédérale poursuit son chemin ! Tel est le slogan de Trudeau devant les revendications nationalistes de Legault. Depuis quand les coassements des grenouilles dans la rivière peuvent-ils empêcher les crocodiles de roupiller ? disait mon grand-père.

Depuis son élection, Justin Trudeau nourrit généreusement le « Québec bashing » avec des déclarations sans nuance sur le vivre-ensemble. Alors, maintenant qu’il reconnaît qu’il puisse y avoir deux visions de la laïcité au Canada, comme dirait Guy A. Lepage, la question qui tue : « Pourquoi consacre-t-il toutes ses énergies à diaboliser et vouloir détruire l’autre vision de la laïcité alors qu’il nous répète que c’est la diversité qui fait la force du Canada ? »