C’est semaine de relâche, faisons un pas de côté et allons-y d’un sujet léger : parlons des Paré.

Il y a peu, Radio-Canada a annoncé que pour les 30 ans de La petite vie, sa plateforme Tou.tv allait livrer six épisodes de la série culte. La bonne nouvelle a fait les manchettes, dans un de ces enthousiasmes dont est capable le Québec, car la saga de Claude Meunier est bien plus qu’un feuilleton historique.

Née en 1993, la série de 59 épisodes n’aura duré que quatre saisons. Quatre courtes années pourtant servies méthodiquement depuis 30 ans. Les épisodes sont devenus des classiques de notre télévision. En 1995, un épisode est allé chercher 4 098 000 téléspectateurs, dans un Québec comptant 7,2 millions d’habitants ! Les cotes d’écoute, pour des reprises à ce point rabâchées que certaines répliques sont connues par cœur, demeurent spectaculaires trois décennies plus tard. On peut imaginer que des jeunes nés après la sortie originale découvrent encore les Paré, que des immigrants y ont perfectionné leur québécois.

La petite vie était et demeure un phénomène télévisuel. À l’heure où le public jeune se détourne de la télé, cette fixation sur la vie imaginaire d’une famille québécoise moyenne pure laine synthétique a de quoi étonner. C’est que La petite vie n’est pas de la télé, mais un phénomène de société.

Que nous disait Meunier il y a 30 ans ? Il dressait un portrait impressionniste, fataliste et lucide d’une société à l’aube de grands changements, où la famille serait la première à éclater. Un Québec qui arrivait à la fin de vie utile de sa Révolution tranquille, où les modèles allaient se faire bardasser.

Un Québec où la famille traditionnelle, même poquée, était encore brièvement le modèle dominant, où des mononcs un peu racistes, un peu homophobes racontaient leurs jokes en public, où les enfants vénéraient encore leurs parents, mais s’avéraient plus curieux, aventureux que ceux-ci. Des familles où, malgré la révolution féministe en marche, le modèle patriarcal prévalait encore.

Tomber par hasard sur un épisode de La petite vie un samedi soir peut causer un choc ! Il y a d’abord la dose de nostalgie de ce que nous étions collectivement, ou plutôt, du portrait exagéré qu’en dressait Meunier : simples, bonhommes, un peu sonnés par les changements qui frappaient à notre porte.

Le Québec de 1995 est encore homogène, mais vient de fermer un chapitre nationaliste de son histoire. On s’attache à ces Paré qui sont comme une caricature d’un NOUS en voie de dilution. De la sociologie, je vous dis.

Que Claude Meunier leur réserve-t-il en 2023 ? Les personnages auront vieilli, on sait que Môman sera absente, Serge Thériault souffrant d’une grave dépression. Puisque l’auteur demeure discret sur ce que le présent a réservé aux Paré, on peut s’amuser à spéculer…

Ils habitent toujours un quartier central de Montréal, probablement Rosemont embourgeoisé. L’obsession du patriarche Ti-Mé pour les vidanges prend enfin tout son sens en ces temps de préoccupations environnementales. Pôpa, voisin de Valérie Plante, est devenu conseiller municipal très en vue de Projet Montréal ; un pionnier. Son fils Rénald, ex-gérant de Caisse, n’est plus cheap, mais adepte de la décroissance, ce qui le rapproche enfin de son père. Quant à Rod, l’obsédé du look, il serait devenu un gourou du recyclage et de l’upcycling, ambassadeur des friperies et arbitre des élégances du seconde main, entraînant dans sa démarche sociale sa belle-sœur, la monochrome Lison.

Thérèse, la névrosée du pâté chinois, le réussit enfin, maintenant qu’elle a viré végane. Elle est d’ailleurs une influenceuse TikTok : Miss Pois Chiche. Caro, jadis militante avant-gardiste en quête d’identité, est celle par qui l’ouverture aux différences arrive, car les Paré naviguent désormais dans les eaux tumultueuses de la rectitude politique. Beaucoup de quiproquos et d’excuses en vue…

Le cas de Môman est complexe.

Où est-elle passée ? Oubliée à l’hôpital Fleury ? Élue à l’Assemblée nationale ? Sociologiquement, sa disparition du foyer a un certain sens : elle a quitté la famille, exaspérée. C’est une mère à boute. Elle a enfin assumé le plus grand des changements : elle est fluide, et est partie vivre sa binarité ailleurs.

Ces six épisodes arrivent au moment où la télé croule sous les rediffusions. On pourrait même croire que la télé radote. Il n’en est rien : voyez le nombre hallucinant de nouvelles (et excellentes) séries proposées tous réseaux confondus. On finirait presque par manquer de comédiens ! Ce n’est donc pas de la redite télévisuelle, mais une société entière qui éprouve le besoin de faire le point. Tout va si vite, tout a tellement changé depuis 30 ans, que les Paré sont comme des bornes au bord du chemin, qui mesurent la route parcourue.

Ces nouvelles aventures s’avèrent donc un régal anticipé, mais aussi un service public. (C’est pourquoi Tou.tv est plutôt cupide de nous le faire payer deux fois…)