Ce sera la fête des Pères demain. On les célébrera sur un tout autre ton que celui qui entoure habituellement la fête des Mères, très révérencieux, les fleurs, le miel… La fête des Pères, si on se fie à la publicité dont on nous bombarde pour fêter papa, est plus BBQ et scie à chaîne. Disons que pour le cadeau, on ira magasiner au Canadien Fatigué plutôt que chez le fleuriste…

Je vais vous parler de mon père.

Il aurait eu exactement 100 ans cette année. À la fin de l’été, ça fera 10 ans qu’il est mort. Il a pris sa retraite à une époque où on donnait cinq ans de vie aux travailleurs après le fatidique 65 ans. Il a pourtant travaillé fort, débardeur au port de Montréal à une époque où tout le transfert de marchandises se faisait à dos d’homme, où ils charroyaient des poches d’amiante sans aucune protection. Plusieurs de ses camarades sont morts de l’amiantose ou du cancer.

J’ai envie de le célébrer, en vous parlant de passation et de classes sociales.

Francesco a eu un parcours cabossé, particulier. Italien du Nord, de la Vénitie. L’Italie n’avait que 62 ans quand il est né. Il a connu la rudesse de l’après-Première Guerre dans les campagnes, l’exil de son père dans les mines alsaciennes. Il avait 16 ans quand la Seconde Guerre a éclaté. Il fut enrôlé, du mauvais côté de l’Histoire, du bord de Mussolini, envoyé en Afrique du Nord, fait prisonnier par les Anglais. Après, immigration en France avec sa famille pour travailler comme mineur, misère et sale boulot, dangereux. Puis arrivée au Canada dans les années 1950, à la recherche sans doute d’une vie meilleure.

Il rencontre ma mère en 1960, aura deux filles et travaillera de jour, de soir, souvent de nuit, les fins de semaine, gagnant très modestement sa vie, mais droit et fier.

C’était un taiseux.

C’est probablement générationnel, mais très révélateur de sa personnalité. De son parcours si singulier, il a peu parlé. Il fallait lui extirper chaque bribe de son histoire. Il ne parlait que quand personne ne l’écoutait, comme en situation d’urgence, déversant un trop-plein. De sa chronologie personnelle, j’ai plus appris en consultant ses papiers d’identité : son premier passeport canadien, ses documents d’enrôlement dans l’armée italienne, à son décès, qu’en l’écoutant. Je fais le calcul : il n’est pas allé à l’école longtemps, la guerre est arrivée. Pourquoi avait-il choisi l’Amérique, le Canada, le français ? Il ne faisait pas partie de la grande et puissante vague d’immigration italienne ayant fui le Sud après la guerre. Il est venu seul.

Parlant de lui, j’évoque un monde ancien, révolu depuis longtemps, fait d’injustices, de sacrifices et d’arrachements. Un monde que plusieurs ont voulu fuir pour n’en garder que le meilleur et l’offrir en bouquet à leur descendance. Ils savaient que leur nouvelle vie allait être difficile, mais que leurs enfants prendraient racine dans une nouvelle terre.

Ces valeurs, je les retrouve aujourd’hui pareilles, dans la quête des immigrants actuels. Il y a quelque chose de puissant dans le sacrifice de ces gens qui pensent à ceux à venir plutôt qu’à eux.

Il était donc d’un temps où l’immigrant s’oubliait, même s’il n’en pensait pas moins. Il pensait à la deuxième génération, et à la possible transgression de classe qu’il souhaitait ardemment pour ses enfants. Et c’est encore ce à quoi rêvent les immigrants, même humiliés, même invisibilisés, au bout de leur voyage. Rêver mieux.

Lorsqu’il a fondé une famille, mon père a rompu avec sa communauté. Nous n’habitions pas Saint-Léonard, LE quartier italien début 1960. Nous n’irions pas à l’école anglaise comme c’était très souvent le cas en ces années pré-loi 101. Il deviendra même indépendantiste, se souvenant peut-être que les pays ne sont pas immuables.

En vieillissant, mon père comprenait de moins en moins le monde qui l’entourait. Il avait certes toute sa tête. C’est une pneumonie qui l’emportera. Son cœur, déjà, suivait mal, ayant payé le prix d’une vie rude, peuplée de déchirements. Il sentait que ses valeurs perdaient de leur place et de leur importance.

Il avait vu son rêve de deuxième pays foutre le camp, et s’était fait dire que c’était à cause de votes ethniques…

Ce monde qui disparaissait était celui de la génération silencieuse, dite des « bâtisseurs », en référence aux élites réformatrices qui ont jeté les bases du Québec moderne. Il faudrait aussi y inclure tous ces travailleurs, ces ouvriers qui l’ont physiquement construit, ce Québec quand même vivable. Et les en remercier. Ils étaient la cohorte de modestes, de silencieux qui ont mis au monde les générations suivantes, et qui voyaient que leur rêve d’une vie plus douce pour leurs enfants allait advenir. Tous s’en réjouissaient, immigrants et pures laines confondus.

Mon père m’a légué le plus précieux : la détermination, l’envie de connaître les autres. La naïveté de croire qu’on peut agir sur son monde, aussi. Il a, malgré son parcours, poursuivi son rêve à travers ses filles. Son silence a fait de nous des personnes qui s’expriment, ma sœur à travers l’art, moi à travers les mots.

Mon père aurait eu 100 ans cette année.