À la fin de la semaine dernière, j’ai entendu un certain nombre de commentaires et d’hommages sur Pierre Bourgault, mort il y a 20 ans, le 16 juin 2003. Le personnage était autant controversé qu’adulé de son vivant. La couche de soufre ne s’est pas évanouie deux décennies plus tard. On l’aime ou on le déteste.

Ces souvenirs partagés ont remué quelque chose en moi. J’ai travaillé avec lui, il a été mon mentor. J’ai eu le privilège d’être une de ses disciples choisies, moi qui n’ai pas étudié avec lui, contrairement à toute une génération de communicateurs. Ces 20 ans écoulés permettent de mesurer ce qui a changé dans cette société québécoise qu’il aimait tant. Samedi, dans ces écrans, je vous parlais de mon père1.Aujourd’hui, c’est au tour de mon père intellectuel.

1. Lisez « Francesco »

Avec Bourgault, j’ai fait mes premières armes à la radio publique, le samedi après-midi, avec Plaisirs, qui sera véritablement une émission culte de la fin des années 1980. Entrevues, chroniques, air du temps, potins, politique : la totale liberté de ton étonnait. J’ai appris mon métier d’animatrice à ses côtés, poussée, parfois rudement, mais toujours avec amitié, par lui. Il m’aura aussi donné sa dernière année de radio, me faisant la grâce de chroniquer à Indicatif présent jusqu’à la fin de sa vie, parlant de son jardin et de politique. La boucle était bouclée. Entre les deux ; une amitié, ses hauts, ses bas, la chance de fréquenter un pan de l’Histoire du Québec. Avant que je ne le rencontre, il était pour moi une archive en noir et blanc.

Bourgault. Ses fleurs, son chien Beau Bonhomme, ses coups de fil intempestifs de 17 h, ses coups de gueule, sa tendresse. Il fut donc mon accoucheur dans les médias. Il m’a appris à faire des entrevues solides, respectueuses, mais exigeantes. Me l’a enseigné à la dure, mais avec flamme et générosité.

Il m’a appris à concevoir des émissions. Mais, surtout, à me tenir debout. L’injustice, disait-il, est quelque chose qui part du ventre et qui t’inonde, t’oblige à te lever, agir ou parler. Je l’ai vu tenir tête à la direction de Radio-Canada.

Les premières années après sa mort, certains me demandaient, à propos d’évènements politiques québécois : que Pierre Bourgault en aurait-il pensé, qu’aurait-il dit ? J’ai toujours refusé de répondre. Il est périlleux de faire parler les morts, surtout qu’il était si surprenant et atypique de son vivant. Mais 20 ans plus tard, il apparaît comme un marqueur du temps, et sa seule existence permet de mesurer en quoi l’époque a changé.

Aurait-il sa place dans la conversation actuelle, dans la société québécoise ? Serait-il entendu ? Sa voix porterait-elle encore ? Sur le plan des idées politiques, son intransigeance le mettrait en porte-à-faux avec la CAQ, QS, voire le PQ qu’il trouverait sûrement trop mou. En fait, il était un allumeur de flamme, un éveilleur, et l’époque a considérablement changé. Le nationalisme, ici comme ailleurs, a mauvaise presse, et Bourgault serait bien seul. Ses propos, moyennement en adéquation avec une société mondialisée où l’achat de fraises locales devient en soi un geste nationaliste extrême !

Le combat politique de sa vie ne résonne plus aujourd’hui comme il y a 50 ans, et on peut dorénavant se demander s’il transportera toute une frange de la population. Pierre était une des figures les plus inspirantes – et les plus clivantes – d’un mouvement qui est en large déficit d’amour. La foi nationaliste est portée par un parti plus discret, posé, plus stratège. Bourgault serait, disons-le poliment, comme un témoin gênant…

Aurait-il été annulé ? À bien des égards, son discours – et son mode de vie – ferait exploser le curseur des positions idéologiquement acceptables de nos années 2020. Une mise au rancart le guetterait constamment. Il ne se serait pas privé d’envoyer paître ceux et celles dont il trouverait les positions incohérentes ou incompatibles avec les siennes.

Il était un radical, ce qui s’inscrit certes dans un certain air du temps, mais la rectitude politique le rendait fou. La frilosité ambiante et la marche sur des œufs élevée au rang de discipline olympique l’auraient mis en rogne.

Son amour des très jeunes hommes ferait aujourd’hui problème. On ne lui passerait plus ses inclinations.

Bourgault appartient à une époque révolue, où il était le mouton noir. Il ne fittait exactement nulle part, toujours trop flamboyant, exigeant, excessif. Il était aussi un être de paradoxes. Il pouvait être terriblement injuste envers certaines personnes, mais en appelait à une plus grande justice sociale, plus de solidarité. Il était un apôtre de la liberté, mais avait suggéré à Jacques Parizeau de brider temporairement la presse au lendemain d’un référendum gagnant. Son discours nationaliste apparaît daté pour certains, mais l’homme avait une modernité fulgurante. Il était préoccupé par la marche de sa société, mais, quoique très entouré, il était seul, très seul. C’était un être de paradoxes, donc, et un astre qui aura transfiguré la vie de plusieurs.

Avec tout ça, malgré tout ça, il aura été mon mentor.

Aujourd’hui, à l’ère des textos, si par hasard mon téléphone sonne à 17 h, je frissonne.