En ces heures terribles où l'on a l'impression d'avoir été frappé par un camion qu'on n'avait pas vu venir, il faut se garder de deux tentations : celle de se prosterner devant la volonté sacrée du peuple souverain, et celle de vouer aux gémonies ce même peuple qu'Hillary Clinton, dans l'une des rares gaffes de sa campagne, avait qualifié de « deplorables » (les « pas bons »).

Non, le peuple n'a pas toujours raison. Hitler et ses nazis ont été portés au pouvoir par des élections en bonne et due forme. Bien sûr, je ne compare pas ici Adolf Hitler à Donald Trump, lequel serait plutôt un émule de Berlusconi, simplement plus ignare que l'ancien président du conseil italien. Je veux dire par là qu'on se leurrerait en s'imaginant que le peuple, dans son infinie sagesse, sait toujours où loge son intérêt.

Les chômeurs, les gagne-petit, les ruraux et les victimes des délocalisations d'entreprises qui viennent d'envoyer Trump à la Maison-Blanche seront les premières victimes de ses politiques.

Tout comme les Anglais qui ont voté pour le Brexit - et surtout leurs enfants - paieront longtemps pour le fol emportement qui les a poussés à quitter l'espace européen pour un avenir rabougri et isolationniste.

Faut-il au contraire mépriser ceux qui, par ignorance ou mauvais calcul, ont cru aux promesses d'un Donald Trump qui leur promet un pays fictif sorti du monde enchanté de la téléréalité ? Surtout pas.

La montée de l'extrême droite qui est en train de gangrener une partie du monde occidental s'explique partout, au moins en partie, par le mépris ou l'indifférence des élites envers les « catégories sociales » exclues du cercle compact que forment les gens privilégiés par la naissance et l'instruction et ceux qui s'y sont greffés parce qu'ils en connaissent le langage et les codes.

Les partisans de Trump, pour une bonne part, proviennent des milieux qui ont été abandonnés par les démocrates. Ces derniers avaient coutume de prendre fait et cause pour la classe ouvrière, jusqu'à ce qu'ils s'orientent vers la constitution d'une « coalition arc-en-ciel » regroupant les gens dotés d'un diplôme universitaire, les féministes et les minorités raciales et sexuelles.

Ce choix était louable et répondait aux urgences de l'époque, mais ce faisant, les démocrates ont oublié en chemin l'autre clientèle, celle des cols bleus, des agriculteurs, des familles conservatrices qui sont dans la précarité, qui restent attachées à leurs modes de vie traditionnels et à leurs églises, qui craignent que les Blancs soient en minorité d'ici quelques années, et qui ne se reconnaissent pas dans l'univers multiculturel « libéré » des familles recomposées et métissées, des intellos, des bourgeois-bohèmes et de leurs amis de Hollywood.

Les démocrates n'ont gardé de leurs anciens engagements qu'un copinage de routine avec les dirigeants syndicaux que leur ascension sociale a fait entrer dans le club des élites. Oubliée, la base syndicale en voie de désintégration - celle, justement, de la Rust Belt des vieux États industriels (Michigan, Ohio, Pennsylvanie...) qui s'est trouvée déclassée par les effets nocifs de la mondialisation.

Hélas, les effets positifs du libre-échange sont plus difficiles à visualiser car ils imprègnent de diverses façons toute la structure économique de la société.

Ce sont les enfants et les petits-enfants des sacrifiés de la Rust Belt qui pourront en bénéficier s'ils reçoivent une formation correspondant aux exigences des économies modernes.

Le même phénomène s'est produit en France, où les ouvriers ont été abandonnés par un Parti communiste parti chasser sur les terres de l'extrême gauche, et par un Parti socialiste plus intéressé par les enjeux socioculturels que par les problèmes quotidiens des urbains privés de leurs industries traditionnelles et forcés à une cohabitation difficile avec des populations musulmanes mal intégrées.

Les ouvriers, de même d'ailleurs que les artisans et les petits commerçants, sont maintenant l'une des principales clientèles du Front national... auquel la victoire de Trump permet maintenant les plus grands espoirs, dans cette Europe en proie aux démons de l'extrême droite.

Au moins la France a l'avantage d'avoir un système électoral à deux tours. Dans un premier temps, on vote sous le coup de la colère, comme l'ont fait mardi les partisans de Donald Trump. Dans un second temps, on prend le temps de réfléchir... Qui dit qu'un moment de réflexion n'aurait pas incité, par exemple, les irréductibles partisans de Bernie Sanders à aller voter pour le moindre mal au lieu de rester chez eux ?