La scène se passe au printemps 1997 dans le bureau d'une agence de pub branchée du boulevard Saint-Laurent. Une bande de «cultureux» enthousiastes et culturellement engagés rencontrent des publicitaires pour discuter du logo, de la signature visuelle et de la campagne de pub des toutes premières Journées de la culture.

Passé les politesses d'usage, les explications sur le but de l'événement et le discours poético-lyrique de Marcel Sabourin qui ne conçoit pas de vie sur Terre sans culture, le patron de l'agence s'allume une cigarette. Puis, le plus calmement du monde, il pose une question en forme de bombe: «Pourquoi tenez-vous tant à utiliser le mot culture?»

 

Devant les bouches ouvertes et les mines sidérées de ses interlocuteurs, il ajoute: «Qu'est-ce que la culture de toute façon?» Qui s'y intéresse, à part les amateurs de théâtre, de danse moderne ou de musique classique? Voulez-vous vraiment attirer les gens ou rester entre vous?

Cette scène relatée par Simon Brault dans le bouquin qu'il a lancé cette semaine sous le titre Le facteur C dit bien l'état des lieux de l'époque, la navrante perception que les gens avaient de la culture, mais dit aussi l'énorme chemin parcouru depuis. Douze ans plus tard, non seulement le mot culture s'est-il incrusté dans ces Journées qui ont débuté hier aux quatre coins du Québec, mais de plus, il ne suinte plus le mépris ni l'élitisme des chapelles, pas plus qu'il ne réveille nos vieux complexes de colonisés.

Mieux encore: la culture, ou le facteur C comme le nomme Simon Brault, est devenue un enjeu politique, social et économique majeur. «On ne s'étonne plus de voir la culture à l'ordre du jour des congrès d'économistes, de sociologues, de publicitaires, de comptables, d'urbanistes et de policiers», écrit Brault qui, par ses fonctions de directeur de l'École nationale de théâtre, de vice-président du Conseil des arts du Canada et de président de Culture Montréal, sait de quoi il parle.

Mais en même temps que Brault se réjouit de l'effervescence culturelle, affirmant au passage que désormais l'avenir passe par la culture, il s'inquiète aussi. Un peu de la surabondance de la production artistique et beaucoup de la demande, pour ne pas dire du déclin de la demande. Car une vie culturelle ne peut être en santé, épanouie et pertinente que si elle répond à une demande. Or au Québec, nous avons beaucoup développé l'offre et un brin négligé la demande, convaincus que les oeuvres intéresseraient les gens parce qu'elles existaient et que les salles se rempliraient d'elles-mêmes tout simplement parce qu'elles avaient quelque chose à offrir. Malheureusement, le public ne répond pas toujours à l'appel. Combien de fois, dans l'exercice de mes fonctions, me suis-je retrouvée dans une salle où les gens sur scène étaient plus nombreux que les spectateurs? Combien d'écrivains, de poètes, de peintres se cherchent un public sans jamais le trouver?

Pour endiguer le problème, Simon Brault propose plusieurs pistes. D'abord une sorte de démocratisation de la créativité, puisqu'il est prouvé que l'engagement actif des citoyens dans des activités de création et d'interprétation augmente leur intérêt pour la culture et les arts et fait donc croître la demande. L'autre piste, la plus importante à mes yeux, c'est l'éducation. L'école a en effet un rôle crucial à jouer dans l'acquisition et la transmission d'un bagage culturel. En France, la plupart des lycéens, même les moins doués, finissent leurs études pourvus d'une solide culture générale. Au Québec, pendant ce temps-là, nos champions en mathématiques et nos bollés scientifiques peuvent résoudre les équations les plus complexes, mais ignorent qui est Molière ou Picasso et ne savent pas que Roméo et Juliette meurent à la fin de la pièce. Les trous dans leur culture sont aussi béants que des puits sans fond. Bref, il est urgent que l'école québécoise donne le goût de la culture et des arts aux jeunes. C'est une question d'avenir et, ultimement, une question de survie.