C'est un lundi soir de début de printemps, dans le sous-sol d'une église, sur Saint-Joseph. Ils sont une demi-douzaine d'enfants assis sur des coussins. C'est le premier de 10 ateliers où ils vont parler d'une bibitte que leurs amis ne connaissent pas.

Ils vont parler de la mort.

Ils ont tous, ces enfants assis sur des coussins multicolores, récemment vécu la mort de leur père ou de leur mère.

C'est lundi soir et Parent Étoile, c'est le nom de l'organisme fondé par Sylvia Hamel, accueille une nouvelle cohorte d'enfants endeuillés.

Sylvia Hamel, une psychothérapeute de 65 ans, dirige l'atelier. Annick Royer, qui l'épaule, est veuve depuis sept ans. Ses deux enfants sont passés par Parent Étoile.

Cinq filles et un garçon, ce soir. Sylvia Hamel commence par leur faire dire qui ils sont, de quoi est mort papa ou maman. Chacun adopte un nounours, d'une bibliothèque qui en regorge.

Depuis janvier 2006, 60 enfants sont passés par les ateliers de Parent Étoile. Sylvia a compilé quelques statistiques: dans 25% des cas, c'est un suicide qui éprouve «ses» enfants; le cancer, dans 38% des cas.

Quelques jours avant que je n'assiste à cet atelier, j'avais interviewé Sylvia Hamel. J'avais noté, dans le calepin, impassible: «Suicide - 25%». Des mots, une statistique. Abstrait à l'os.

Jusqu'à ce lundi soir, jusqu'au petit Jérôme...

Sylvia: ... Et toi, Jérôme, maman, elle s'est...

Jérôme: ... suicidée.

Sylvia: C'est un mot difficile.

Là, plus rien n'est abstrait. Ça crie, ça frappe, ça clignote comme une enseigne au néon dans la nuit: le désarroi d'un enfant qui a perdu ce qu'il a de plus précieux dans la vie: papa ou maman.

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Dans la salle d'attente, ils sont cinq parents. Il y a une demi-heure, ils ne se connaissaient pas. Cette salle d'attente deviendra leur petite thérapie hebdomadaire, à eux aussi. Ils viennent de partout: Saint-Constant, Mirabel, Saint-Eustache, Montréal...

Pourquoi venir ici, en ce lundi soir? Et les neuf prochains?

Simple: il n'y a pas beaucoup de ressources pour les enfants endeuillés.

Des psychologues? Peu sont spécialistes du deuil de l'enfant.

Chaque parent présent a entendu parler d'Enfant Étoile par la magie du bouche à oreille, entre les branches.

Gilles, dont l'épouse est morte dans ses bras, sur le balcon, d'une complication tardive de l'accouchement: «Je conduis 45 minutes pour venir ici. Même si c'était le double, je viendrais.» Il a trois enfants. Les deux plus vieux sont ici, ce soir.

Ils racontent la difficulté d'expliquer la mort à leur enfant. Ils racontent la difficulté de trouver les mots. Tous ont vécu une forme de jugement, d'incompréhension.

«Je me suis fait reprocher d'avoir amené ma fille aux funérailles de son père», dit une des mères.

La salle d'attente est, en fait, un ramassis de quelques vieux fauteuils disposés ici et là, dans le ventre de l'église. Et les voilà qui racontent leurs expériences. Ce qui en ressort? Dieu que nous sommes coincés, quand ça vient à la mort...

Pour gérer la mort?

Ah, là, bonne chance. Pas de mode d'emploi. Nous sommes démunis, déboussolés. On gère ça tout croche. Même adultes, même quand on a vu neiger, même quand on est vacciné et éduqué.

Et ça, c'est quand il n'y a pas d'enfant dans le lot. Quand on n'a que soi à gérer...

Imaginez avoir à dire à un bout de chou de 6 ans que son papa - votre conjoint ou votre ex - est mort.

Comment on dit ça?

On les trouve où, les mots justes?

Gilles: «J'ai attendu deux jours avant de leur annoncer...»

Nadia, une des mamans: «J'ai appelé une psy. Et on a répété. On a répété ensemble ce que j'allais dire à ma fille, pour lui annoncer la mort de son père.»

La vérité, c'est que la mort est un de ces rares jalons de la vie pour lesquels il n'y a pas de mode d'emploi à suivre. Alors on y va à tâtons.

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En février 2002, l'agent Benoît L'Écuyer a été tué lors d'une chasse à l'homme. Un suspect qu'il tentait de rattraper à pied l'a mortellement atteint par balles.

Annick Royer est sa veuve. C'est elle, en ce lundi soir de mars, qui assiste Sylvia Hamel.

«Les ressources sont rares pour les enfants endeuillés. Il y a de l'incompréhension. On ne sait pas quoi faire. Je me suis fait dire, par exemple, que quand j'irais mieux, mes enfants iraient mieux!»

Comme si le deuil d'un enfant était synchronisé sur celui du parent...

Ses deux enfants, Joël et Marianne, qui avaient 3 ans et 1 an quand leur père a été assassiné, sont passés par Parent Étoile. Ce qui leur a fait le plus de bien?

«Ils se pensaient seuls, avant, à avoir perdu leur père, explique Annick. Quand ils sont arrivés à Parent Étoile, il y en avait d'autres. C'est ce qu'ils recherchaient: d'autres enfants qui vivaient la même chose.»

Avant de trouver Parent Étoile, Armand Gaudet avait déniché une psychologue pour sa petite-fille, Mélodie. Mais après quelques séances, la psy s'est excusée: je suis incapable, a-t-elle dit à M. Gaudet, de la percer.

La mort de son père avait transformé Mélodie en une toute petite huître...

«Chez Parent Étoile, elle a compris qu'elle avait eu un papa. Qu'elle a un papa. Ça lui a permis d'être comme les autres enfants.»

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Je regarde Sylvia Hamel parler aux enfants, pendant qu'ils dessinent. Une bonté infinie. Les enfants jasent entre eux, il y a des éclats de voix, une petite joie percole dans la pièce, il n'y a rien de lugubre, malgré ce qui les réunit ici...

Sylvia Hamel a un petit côté bonne soeur. À une autre époque, c'est sûr, elle aurait été religieuse, se serait consacrée à combattre la douleur et à aider son prochain à travers le Seigneur. Amen.

En tout cas, Sylvia Hamel est cette rare bibitte qui n'a pas peur de la mort. Enfant, elle habitait à côté d'un salon funéraire. Elle allait veiller les morts qu'elle ne connaissait pas.

Et une vie plus tard, la voici en ce lundi soir dans ce sous-sol d'église, à expliquer la mort à des enfants qu'elle ne connaît pas...

C'est quoi, la mort? a demandé Sylvia aux ti-culs, au milieu de l'atelier.

Ils ont commencé par décrire ce qui cause la mort. La mécanique, les causes: maladie, poison, accident...

Jérôme: «Quand on meurt, des fois ça fait tellement longtemps qu'on est mort qu'on devient de la cendre...»

Puis, c'est devenu plus métaphysique, plus deep. Plus beau, forcément.

Anna: «Quand on est mort, on n'existe plus. Et dans le ciel, si on y croit, on peut regarder ceux qui sont morts. C'est des étoiles.»

Devant la mort, on perd nos moyens, on avance à tâtons. Grands ou petits. On parle de résurrection, d'étoiles, de paradis. De Dieu, aussi.

Mais l'essentiel, c'est ça: en parler. En parler, encore, encore et encore.

C'est ce qui permet d'occulter la bibitte. Qu'on soit grand ou, comme les enfants de Sylvia Hamel, tout petits.