Vous ai-je déjà dit que j'avais des chats? Neuf et demi. J'ai l'air de faire mon comique avec le demi, c'est juste que cette moitié-là ne rentre pas dans la maison. Il ne veut pas. Pire, il crache quand je sors pour le nourrir sur la galerie. Il crache en reculant par petits bonds de côté comme font les matous juste avant d'attaquer, l'échine hérissée...

Ah, t'es joli, oui.

Il mange ses croquettes et boit son lait en gardant un oeil sur la porte un coup que je ressortirais pour lui donner un coup de pied. Ça fait trois ans, crétin, que je ne te donne pas de coups de pied, pourquoi t'en donnerais-je un ce matin?

On est deux semaines, parfois deux mois sans le voir, on fait semblant qu'on s'en fout, mais quand il revient, c'est un peu comme si on retrouvait nos clefs: Y'é là! L'hiver, on lui fait tiédir du lait.

Il habite une grange à un kilomètre de chez nous, on le voit trottiner sur le chemin par moins vingt, des fois il nous arrive avec un bobo gros comme mon poing, il n'a pas 9 vies comme les autres chats, mais au moins 200, des fois je me dis qu'il doit avoir un problème de santé mentale, n'est-ce pas ce qu'on dit, généralement, de ceux-là qui ne veulent pas se joindre au troupeau?

Neuf et demi donc. Neuf qui «ont leurs papiers», comme dit ma fiancée. Vous ai-je parlé de Théou, le dernier arrivé? Il me fait penser à un immigrant nouvellement reçu. Savez comme ils sont naïfs, les premiers mois? Oh lala le Canada! Tout le monde il est beau, tout le monde il est fin. Théou, c'est pareil, il va se frotter à Tonton qui lui donne aussitôt une claque sur le museau, il se tourne vers Lola la pachtoune totale qui lui fait le gros dos, les autres ne le voient même pas, alors je le prends dans mes bras pour lui expliquer un peu la vie: innocent! Le Canada, le Canada, qu'est-ce tu crois? Ben oui, les huit autres sont tous des immigrants comme toi, mais tu sauras que les immigrants, c'est les premiers à trouver qu'il y a trop d'immigrants quelque part. Dès qu'ils ont leurs papiers, ils deviennent des immigrants de souche. Aussitôt entrés, ils ferment la porte du pays à clef, sauf pour leur famille ou leurs amis.

Oui, madame, neuf et demi. Il y a des gens qui me demandent si je me rappelle leurs noms... Ben tiens! D'autant mieux que, souvent, je les récite à toute vitesse comme exercice de mémorisation, mettons que je suis en entrevue, et que je m'ennuie, ou que je parle avec quelqu'un au téléphone et que je m'ennuie, ou que ma fiancée me parle de recyclage, de planète, d'écologie et que je m'ennuie, mais alors vraiment, mine de rien, je me mets sur le pilote automatique et je me récite silencieusement les noms de mes chats, Zézette, Tonton, La fille, Camus, Lola, Péa, Miss Piggy, Ramon, Théou et je recommence, Zézette, Tonton, je peux le faire cent fois...

Des fois, pour varier, j'enchaîne avec une liste de confitures. Confiture de mirabelles, de griottes, de mûres, de rhubarbe, de quetsches, de vieux-garçons au kirsch, de reines-claudes, d'airelles des bois, ai-je dit de mirabelles?

PORCS-ÉPICS J'arrive du bois avec ma fiancée et une des chattes. On est allés porter des pommes et du sel aux porcs-épics. Ils se réchauffaient au soleil sur une branche basse de l'érable creux qu'ils squattent. Le bébé est attendu pour la mi-mai. Chez les porcs-épics, c'est un bébé à la fois. Une chance. T'imagines cinq ou six bébés? T'imagines la boule de picots dans le ventre de la maman? Même un seul à la fois, ça doit piquer. D'ailleurs, elle se grattait le ventre. J'y ai dit: ça sert à rien de te gratter, c'est en dedans.

J'ai eu la surprise d'entendre le monsieur porc-épic me répondre: pareil pour toi, niaiseux, quand tu te grattes la tête, ça sert à rien, c'est en dedans.

OISEAUX Un couple de busards Saint-Martin a choisi mon champ en friche pour faire son nid. Monsieur busard tout gris, madame busarde brune comme une perdrix, ils rasent le sol de leurs vols coulés comme le dit Tchékhov dans La steppe. Et soudain s'immobilisent dans l'espace comme s'ils méditaient sur l'ennui de couver. Tchékhov dit plutôt: sur l'ennui de vivre, mais c'est un Russe et les Russes exagèrent beaucoup quand ils écrivent. C'est de couver qui ennuie les oiseaux, pas de vivre. Essayez juste une soirée avec une douzaine d'oeufs, vous allez voir comme c'est chiant de couver.

LE LAMA Une collègue me racontait l'autre jour que son grand-papa s'imagine faire des voyages la nuit, Québec, New York, il revient à temps pour le petit-déjeuner dans son CHSLD de L'Assomption, ni vu ni connu, chut, intime-t-il à ses proches, le personnel ne s'est aperçu de rien.

Et puis, grand-papa, où êtes-vous allé la nuit dernière?

Nulle part. Mais on a eu la visite d'un lama.

D'un lama?

Oui, un gros lama, très doux, très gentil, et patati, et patata le lama; pauvre pépère, s'est dit la famille.

Sauf que c'était vrai. Une dame de Repentigny va montrer son lama dans les CHSLD du coin, c'était sa première visite au CHSLD de L'Assomption. Gros succès. Pour les vieux, cela s'appelle de la zoothérapie. Pour le lama, cela s'appelle de la cruauté envers les animaux.

S'ÉCHAPPER Parlant de vieux. L'ex-Cynique Serge Grenier est mort après avoir tenté de s'échapper de la résidence appelée Les jardins d'amour, à Saint-Lambert, où il ne voulait pas aller. Il a tenté de s'échapper comme le comte de Monte-Cristo de sa tour en nouant des draps qu'il a jetés par la fenêtre de sa chambre, il les aura mal noués et il est tombé du troisième étage.

On raconte qu'il était confus.

Je ne vois aucune confusion dans le fait de vouloir s'échapper d'un truc qui s'appelle Les jardins d'amour. Vouloir échapper au ridicule est plutôt un signe de lucidité. J'invite les vieux à nouer leurs draps, à s'échapper de l'autobus qui les mène sur la route des vins, à s'échapper de leur tournoi annuel de badminton, à s'échapper de la randonnée sur la piste cyclable du P'tit Train du Nord, du club de lecture, de la soirée théâtrale, du goûter, de la dégustation, vive Serge Grenier, vive la fenêtre du troisième étage.