Elle est loin, l'époque folklorique où l'avocat Ivan Sabourin volait des morceaux de poumons de mineurs québécois à la morgue pour les emmener illégalement dans un laboratoire de l'État de New York.

Sabourin était l'avocat de l'industrie de l'amiante, qui savait dès les années 30 que la fibre cause le cancer.

Comme l'a raconté Enquête à Radio-Canada cet hiver, pendant les années 40 et 50, l'avocat fournissait des échantillons de poumons des mineurs québécois pour les faire examiner par des chercheurs aux États-Unis. Les preuves du lien entre l'amiante et le cancer issues de ces recherches étaient détruites, les études trafiquées.

Vous êtes un escroc, lui a dit un jeune médecin sud-africain qui venait de comprendre à quoi servait réellement ce centre de recherche auquel il collaborait.

Je suis peut-être un escroc, a répondu Sabourin, mais je gagne ma vie. Et puis, la vente d'amiante est bonne pour l'économie canadienne.

On ne verrait plus ça aujourd'hui, n'est-ce pas? Pas comme ça, sans doute.

Mais l'implication de certains avocats dans la destruction «légale» de preuves scientifiques détenues par les compagnies de tabac n'est pas extraordinairement plus glorieuse.

En 2006, la juge Gladys Kessler a donné raison sur toute la ligne au gouvernement américain qui poursuivait les fabricants de cigarettes pour «racket», en vertu de la même loi qui sert à accuser les organisations mafieuses.

Dans ce jugement fleuve, confirmé en appel, la juge retrace l'historique de la manipulation et de la vaste fraude intellectuelle organisée par l'industrie dès le début des années 50. L'industrie voulait contrer les preuves scientifiques du lien entre le tabagisme et le cancer.

Avec énormément d'habileté et de raffinement», dit la juge, l'industrie a réussi à soulever le doute sur ce lien, en mentant sciemment au public et au gouvernement. Et en prétendant ne pas cibler les jeunes dans ses campagnes, ce qu'elle faisait de manière très calculée.

Au coeur de cette stratégie de 50 ans: des gens de relations publiques, des scientifiques véreux ou complaisants, mais aussi un nombre impressionnant d'avocats.

À chaque étape, les avocats ont joué un rôle absolument central dans la création, la perpétuation et la mise en oeuvre» de ce complot frauduleux, écrit la juge.

Les avocats «ont conçu et coordonné la stratégie nationale et internationale, dirigé les chercheurs pour leur dire quelles études faire ou ne pas faire, approuvé les études scientifiques comme le matériel scientifique, (...) identifié les témoins scientifiques "amis"», les ont subventionnés et ont souvent caché le lien entre ces chercheurs et l'industrie.

Puis, ils ont mis sur pied des politiques de destruction de documents avant de se réfugier derrière le secret professionnel pour camoufler le tout.

La description des manoeuvres de destruction de documents compromettants, dans ce jugement américain de 2006, est fascinante. Dès que l'industrie s'est sentie menacée par des poursuites individuelles ou celles des gouvernements, dans les années 80, des stratégies de «préservation des documents» ont été élaborées.

Il fallait répertorier les documents internes qui auraient pu être réclamés par la Cour, et les détruire. En particulier, les recherches devaient être «désinfectées».

Tout ceci se faisait sous couvert de gestion des documents. Mais le but était clairement de supprimer de la preuve dommageable, conclut la juge.

Un des avocats les plus célèbres à Montréal, Simon Potter, est nommé (avec plusieurs autres) dans ce jugement. Il était alors avocat chez Ogilvy Renault et représentait Imperial Tobacco. Il est maintenant chez McCarthy Tétrault, le plus grand cabinet au Canada, et est l'un des avocats de Rothmans dans le recours collectif intenté en 1998, qui est entendu ces jours-ci... pour deux ans!

Difficile de savoir exactement quel rôle a joué Me Potter, mais il existe deux lettres de lui parlant de destruction d'une série de documents. À l'époque, aucune poursuite n'était intentée contre Imperial Tobacco, et aucune obligation juridique ne contraignait la société à fournir ces documents. Selon la maison mère, BAT, l'original des documents se trouvait au siège social en Angleterre.

Rien d'illégal apparemment, donc, à orchestrer un ménage des documents. Comme il n'y a rien d'illégal à entreprendre toutes sortes de procédures qui ont fait en sorte que ce recours collectif est entendu 14 ans après son inscription.

Mais les avocats n'ont-ils pas une responsabilité morale envers la justice, qui dépasse les intérêts de leur client? Est-ce normal de participer à la destruction de documents compromettants qui, selon toute probabilité, pourraient constituer une preuve accablante demain?

Pour plein d'avocats, ce fut infiniment normal et naturel. Après tout, l'opération n'était-elle pas recouverte d'une exquise légalité?

Triste chapitre pour cette profession honorable, a dit la juge Kessler en 2006.

Triste et sale, si vous voulez mon avis.

Pour joindre notre chroniqueur: yves.boisvert@lapresse.ca