On dit souvent que la Charte des droits a « américanisé » le système de justice au Canada. C'est vrai jusqu'à un certain point : depuis 1982, on fait le procès des lois comme jamais auparavant. Mais jusqu'ici, le pouvoir politique a résisté (ou n'a pas réussi) à politiser à l'extrême le système de nomination. Pourtant, à partir du moment où des juges entrent sur le terrain politique et social, leur nomination devient un enjeu critique.

Stephen Harper a eu beau nommer sept des neuf juges actuels de la Cour suprême, on serait bien embêté de détecter un changement de cap idéologique au plus haut tribunal canadien. Sur les dossiers les plus délicats (drogue, prostitution, suicide assisté, Omar Khadr, commission fédérale des valeurs mobilières, etc.), la Cour a contrecarré les visées du gouvernement conservateur. Et souvent à l'unanimité. Et durant toute l'interminable campagne électorale, la question des nominations judiciaires a été évacuée - comme d'habitude.

Les politiciens américains, pendant ce temps, sont en train de démontrer pourquoi on devrait se réjouir de ne pas avoir suivi cette voie.

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L'atmosphère est à ce point partisane à Washington que les républicains nient au président le droit de nommer un nouveau juge pendant une année électorale. Il faudrait attendre « le prochain président », disent-ils en choeur.

La mort, le mois dernier, du plus tonitruant tenant de l'aile conservatrice de la Cour, Antonin Scalia, donne une occasion rêvée au président Obama de changer l'équilibre délicat de l'institution. 

On caricature à peine en disant que la Cour suprême américaine se divise à quatre contre quatre entre conservateurs et progressistes-modérés, avec le juge Anthony Kennedy qui fait pencher la balance tantôt d'un côté, tantôt de l'autre dans les dossiers délicats.

Scalia disparu, Barack Obama entend recentrer pour longtemps la Cour en nommant Merrick Garland. Mais sous prétexte que le pays est « trop divisé » et qu'il n'a plus d'autorité, les républicains ont annoncé dès la mort de Scalia qu'ils bloqueraient toute nomination.

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La Constitution américaine donne au président le pouvoir de choisir les juges de la Cour suprême, mais le Sénat, majoritairement républicain, doit ratifier ces nominations. En principe, les audiences des candidats devant le comité judiciaire visent à tester sa compétence et son intégrité. En réalité, c'est très souvent un théâtre politique. Mais jamais n'avait-on vu un groupe d'élus annoncer à l'avance qu'il bloquerait une nomination, quelle qu'elle soit.

Garland, ex-procureur qui a géré le dossier de l'attentat terroriste d'Oklahoma City, est juge d'appel depuis 19 ans. Il a une carrière remarquable et est considéré comme un modéré. Sur papier, c'est un candidat inattaquable.

Si Barack Obama attendait de nommer un remplaçant à Scalia, la Cour serait privée d'un juge pendant au moins 342 jours - le record est de 125 jours. Or, ce n'est pas seulement un pouvoir mais une obligation que de remplir les postes vacants des institutions capitales.

Les républicains disent qu'il n'y a qu'un précédent au XXe siècle d'un candidat « choisi et confirmé » pendant l'année électorale d'un président en fin de deuxième mandat. C'est jouer sur les mots. Ce genre de cas est évidemment rare. Mais Ronald Reagan a nommé Anthony Kennedy en novembre 1987 et il a été confirmé par le Sénat en 1988, dernière année de sa présidence. Richard Nixon, Lyndon B. Johnson, Franklin Roosevelt, Gerald Ford, Herbert Hoover ont tous nommé un juge pendant une année électorale.

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Mieux encore : le président républicain Dwight Eisenhower a nommé le juge William Brennan moins d'un mois avant l'élection de 1956, un juge ayant quitté la Cour en septembre. Il a même utilisé un pouvoir spécial : une nomination temporaire pendant que le Sénat ne siège pas. Le Sénat doit alors confirmer la nomination l'année suivante - ce qui fut fait sans histoire mais en effet, pas « la même année ».

Eisenhower voulait nommer un catholique de la côte Est avant les élections - son personnel est allé jusqu'à vérifier que Brennan allait bien à la messe. Il l'a amèrement regretté quelques années plus tard quand il a réalisé que Brennan était le leader de l'aile « libérale » de la Cour suprême... avec un autre juge nommé par Eisenhower, Earl Warren. D'où sa fameuse citation : « Je n'ai fait que deux erreurs pendant ma présidence et elles sont encore sur le banc. »

L'histoire se boucle cette année. Scalia, un « originaliste », est le produit de la réaction conservatrice aux années Warren-Brennan. Un de ceux pour qui le judiciaire n'a pas à faire « évoluer » le texte original de la Constitution, mais à l'appliquer. Ce n'est pas un texte « vivant » au gré des évolutions sociales : si les élus veulent le changer, qu'ils le fassent, arguent-ils. Quand Scalia disait que Brennan était le juge « le plus influent du XXe siècle », ce n'était pas un compliment. C'était une accusation d'usurpation. 

On comprend que le remplacement de Scalia est davantage qu'un débat juridique : c'est une guerre culturelle et politique qui se joue.

Ironiquement, Merrick Garland a été un des « clercs » du juge Brennan - ces adjoints et recherchistes des juges choisis parmi les diplômés les plus brillants du pays.

S'il y a une leçon à retenir aujourd'hui, elle n'est pas judiciaire, elle est politique : le républicain Eisenhower a nommé Brennan trois semaines avant l'élection ; rien ne justifie qu'Obama abdique son devoir de nomination.

Photo Kevin Lamarque, Reuters

Merrick Garland, ex-procureur qui a géré le dossier de l’attentat terroriste d’Oklahoma City, est juge d’appel depuis 19 ans. Barack Obama souhaite le nommer juge de la Cour suprême, mais le sénat, majoritairement républicain, s'y oppose.