Pas une autre fois.

C’est une tendance triste et inquiétante : depuis quatre ans, les gouvernements utilisent de plus en plus souvent la disposition de dérogation pour écarter les droits et libertés garantis par les Chartes. De surcroît, ils l’utilisent de façon préventive pour couper court aux débats devant les tribunaux.

Le dernier exemple est ridicule : en Ontario, le gouvernement Ford a voté jeudi dernier une loi avec la disposition de dérogation pour… imposer un contrat de travail à 55 000 employés syndiqués et les empêcher de déclencher une journée de grève dans les écoles vendredi.

Le droit de grève est garanti à la plupart des professions (sauf pour les services essentiels comme la police et les services d’incendie) par la liberté d’association à l’article 2 d) de la Charte canadienne. Plutôt que de tenter d’en arriver à une entente avec les syndicats ou de débattre devant les tribunaux du caractère raisonnable de sa loi, Doug Ford a préféré utiliser l’arme nucléaire : la disposition de dérogation.

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« Nous vivons dans une démocratie et les gens ont parlé de façon claire [aux dernières élections] », s’est justifié Doug Ford.

Voilà une vision bien réductrice et dangereuse de notre État de droit, de notre démocratie et du rôle des tribunaux.

Un État de droit en santé, ce n’est pas seulement des élections tous les quatre ans. C’est aussi la protection des droits et libertés qui sont les principes fondamentaux de notre société. On ne doit pas écarter cavalièrement les droits et libertés des uns — particulièrement ceux des minorités — sous prétexte que c’est la « volonté » de la majorité.

Bien sûr, aucun droit et liberté n’est absolu. Tout droit ou liberté peut être restreint de façon raisonnable si le législateur a une bonne raison (c’est la clause de justification à l’article 1er de la Charte canadienne). Mais ce débat fort important doit avoir lieu devant les tribunaux. En utilisant la disposition de dérogation, le législateur s’y soustrait. Cette semaine, Doug Ford a montré qu’il se fichait des droits et libertés des Ontariens. C’est dangereux. Encore plus si ça devient une tendance partout au Canada.

De 1982 à 2018, la disposition de dérogation n’a été utilisée en pratique pour affecter des droits qu’une seule fois, par le gouvernement Bourassa en 1988 pour passer outre un jugement de la Cour suprême sur l’affichage commercial. Cinq ans plus tard, le Québec a changé sa loi sur l’affichage pour aller dans le sens de la Cour suprême, retirant la disposition de dérogation qui n’était plus nécessaire.

(Le gouvernement Lévesque a régulièrement invoqué la disposition de dérogation de la Charte canadienne entre 1982 et 1985 pour protester contre le rapatriement unilatéral de la Constitution, mais ça n’avait pas d’effet pratique puisque la Charte québécoise continuait de s’appliquer.)

Depuis 2021, l’Ontario a utilisé deux fois la disposition de dérogation. Pour restreindre les dépenses électorales des syndicats et des tiers. Puis cette semaine pour régler un conflit de travail avec 55 000 employés du milieu de l’éducation. Ça n’a pas fonctionné comme prévu : plusieurs syndicats ont défié la loi et des commissions scolaires ont choisi de fermer les écoles vendredi. On verra ce qui arrivera lundi.

Le Québec n’est guère mieux, l’ayant utilisée deux fois durant le premier mandat de la CAQ. L’Assemblée nationale n’aurait pas dû utiliser la disposition de dérogation de façon préventive pour la « loi 21 » (la laïcité de l’État) et la « loi 96 » (le français).

À long terme, il est dangereux de banaliser l’utilisation de la disposition de dérogation. Que ce soit pour des motifs législatifs douteux (une grève d’un jour) ou importants (le français et la laïcité).

Le législateur devrait utiliser la disposition de dérogation uniquement en dernier recours, pour infirmer une décision judiciaire importante et nettement déraisonnable.

Quand on piétine les droits et libertés en utilisant la disposition de dérogation à la légère, on sait quand ça commence. Pas quand ça finit.

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