M. Dallaire est lieutenant‑général à la retraite et sénateur. M. Chalk est directeur de l'Institut montréalais d'études sur le génocide et les droits de la personne (MIGS) de l'Université Concordia. M. Matthews est directeur adjoint principal du projet «La volonté d'intervenir».

Il y a 10 ans, la Commission internationale de l'intervention et de la souveraineté des États (CIISE) publiait un rapport aux conséquences importantes, intitulé La responsabilité de protéger. Élaboré dans le cadre d'une initiative soutenue par le Canada, le document exprimait clairement une notion fondamentale: les États ont l'obligation de préserver leurs citoyens des catastrophes évitables causées par l'homme. S'il s'avère que des autorités nationales manquent à ce devoir, la responsabilité internationale de protéger prend alors le pas sur le principe de non‑ingérence.

Défini par la commission, le concept de «la responsabilité de protéger» - ou concept R2P dans sa forme abrégée - n'est d'abord validé que par quelques pays, le Canada notamment. Quatre ans après, il s'impose comme norme et est adopté par tous les États membres de l'Organisation des nations unies (ONU). En effet, au cours du sommet mondial de 2005, par ailleurs la plus importante réunion de chefs d'État dans l'histoire de l'humanité, la communauté internationale adhère à l'unisson au concept R2P.

Pourtant, en 2011, des manifestations de violence ciblée font encore des victimes civiles dans nombre de pays, de l'Afrique occidentale au Moyen‑Orient. Par exemple, en Côte d'Ivoire, lorsqu'une élection contestée dégénère en conflit aigu entre les partisans des divers candidats à la présidentielle, des milliers de citoyens se retrouvent sous les feux croisés des belligérants. Seule une intervention musclée de l'ONU - visant délibérément à évincer Laurent Gbagbo, le président déchu qui s'accroche toujours aux épaves du pouvoir - parvient à mettre un terme aux actes de brutalité perpétrés contre les civils.

De même, en Libye, Mouammar Kadhafi jure d'aller de maison en maison pour exterminer les «rats» - lire les opposants au régime en révolte ouverte - qui récusent son autorité. Dans l'espoir d'éviter le massacre appréhendé à Benghazi, bastion des rebelles, le Conseil de sécurité de l'ONU adopte une résolution autorisant le recours à «toutes les mesures nécessaires» pour protéger la population libyenne contre les méfaits des forces de sécurité et des mercenaires au service du dictateur. Le concept R2P attire alors l'attention des membres du Conseil, et d'importants obstacles à son application sont franchis.

De la même façon, en Syrie, des manifestants descendent jour après jour dans les rues pour revendiquer un rôle dans le processus politique, d'une part, et mettre fin au règne de Bachar al‑Assad, d'autre part. Ils le font, malgré les tirs des forces de sécurité, malgré les tanks, les canonnières et l'artillerie. Ils le font, malgré une situation communément considérée comme une longue suite de crimes contre l'humanité.

Bien que ces faits semblent se produire loin de nous, géographiquement parlant, ils se retrouvent bientôt sur nos ordinateurs et sur nos téléphones intelligents, dans nos salons et dans nos bureaux. En effet, grâce aux techniques modernes de communication, d'audacieux reporters décrivent la révolution en Libye depuis la ligne de front, tandis que des bureaux de presse diffusent leurs reportages par l'intermédiaire du logiciel Skype et des plateformes de médias sociaux.

En Afrique centrale et orientale, en Afrique du Nord aussi, des dissidents risquent leur vie pour «twitter» - en 140 caractères ou moins - au reste du monde leurs aspirations et leurs craintes. De même, ils défient la mort pour télécharger sur YouTube une vidéo les montrant se faire attaquer, mitrailler ou rouer de coups. Le lendemain, ils sont de nouveau dans la rue, prêts à relayer d'autres images de leur réalité.

Pour la première fois dans l'histoire du monde, et ce, même dans les coins les plus reculés de la planète, des autorités gouvernementales ne peuvent violer les droits fondamentaux des citoyens sans que la force des témoignages ne leur en impute la responsabilité.

Si cette force joue un rôle déterminant pour ceux et celles qui se battent afin que l'on mette fin à la répression, elle a aussi un impact ici même. En effet, elle facilite pour les membres des diverses diasporas la communication avec leur pays natal, si éloigné soit‑il, et le compte rendu au Canada de l'application de mesures coercitives et de l'assistance nécessaire.

Pourrons‑nous oublier un jour ces milliers de Canadiens tamouls envahissant Queen's Park et l'autoroute Gardiner - aux derniers jours de la guerre civile au Sri Lanka - pour exprimer collectivement leur rage et leur tristesse? Compte tenu de la force des témoignages, il nous est de plus en plus difficile de détourner le regard, il nous est de plus en plus difficile d'abdiquer notre responsabilité de protéger les populations civiles des génocides et autres atrocités de masse. D'autant plus lorsque des autorités gouvernementales manquent à leur devoir envers les citoyens.

Le concept R2P existe maintenant depuis une décennie; il n'en reste pas moins beaucoup de travail à accomplir. Au pays, il s'agit de «la responsabilité de protéger» telle qu'elle incombe aux Canadiens. Cette responsabilité ne saurait donc obéir à des considérations partisanes ni servir de pion sur l'échiquier politique. Au contraire, les politiciens et fonctionnaires canadiens doivent plus que jamais prendre fait et cause pour un principe, aujourd'hui considéré comme une norme, que notre pays a fortement contribué à établir.