Tous les arguments avancés par M. Guy J. Pratte («Préférable, mais non essentiel») et Mme Lysiane Gagnon dans La Presse du 8 novembre pour expliquer que le bilinguisme ne devrait pas être un critère obligatoire à l'élévation au poste de juge à la Cour suprême du Canada sont convaincants.

Toutefois, ils se fondent tous sur la prémisse suivante: l'enjeu du bilinguisme consisterait à garantir la possibilité aux avocats d'être compris à l'occasion des plaidoiries orales. M. Pratte souligne que ce danger n'est pas si grand puisque, de toute façon, ces plaidoiries influent rarement sur l'issue du litige, les juges étant «tellement bien préparés préalablement à l'audience que le plaideur peut rarement espérer convaincre la cour d'une opinion contraire à celle qu'il a formée au cours de leur étude préalable du dossier». Il a parfaitement raison et c'est précisément là où le bât blesse.

Ce que le débat sur le bilinguisme des juges occulte depuis le début, c'est que le droit est une construction intellectuelle qui se nourrit de bien autre chose que de plaidoiries orales. Les débats à la Cour suprême ne sont pas des affrontements spectaculaires où les rois et les reines du contre-interrogatoire règnent en maîtres. Ce sont les règles elles-mêmes, leur interprétation, leur conformité au texte de la constitution, qui font l'objet des échanges. C'est la substance même de ces normes qui est en jeu. Les faits n'ont pas droit de cité devant la Cour suprême. C'est le droit qui parle.

Avant même que l'audience ne commence, les trois assistants de recherche de chacun des neuf juges de la Cour ont donc déblayé le terrain en cherchant à savoir ce que les juristes, avocats et professeurs ont avancé comme solutions au problème en litige. C'est à partir de cette documentation qu'un juge amorcera sa réflexion. Or les chances sont très grandes que les trois assistants de recherche d'un juge unilingue le soient également et qu'ils n'aient pas répertorié la littérature juridique francophone. L'auraient-ils fait que, de toute façon, le juge n'aurait pu en mesurer la pertinence. La réalité brute, c'est donc que la connaissance d'un juge unilingue anglophone de ce qui se dit et se pense au Québec - ou même au Nouveau-Brunswick - sera pour ainsi dire à peu près nulle au moment où s'ouvriront les débats.

En conséquence, dans des litiges intéressants des questions aussi fondamentales que le partage des compétences dans la fédération canadienne, le sens et la portée à donner aux droits et libertés inscrites dans la Charte canadienne et même dans la Charte québécoise, un juge unilingue anglophone est incapable de savoir ce qui se pense en langue française. Il envisage donc le débat d'un point de vue qui est avant tout celui d'un Canadien anglais. Bien sûr, ce point de vue n'est pas complètement étranger à celui des juristes québécois, n'exagérons rien. Il n'en demeure pas moins très différent sur la question du partage des compétences par exemple. Ajoutons que, même lorsqu'ils écrivent en anglais, les juristes québécois étant moins connus que certains grands juristes canadiens anglais, ils ont peu de chance de voir leurs opinions répertoriées et encore moins prises en compte.

J'ai toujours été frappé de constater que plusieurs des gentlemen que sont mes collègues constitutionnalistes du Canada anglais peuvent disserter savamment sur le droit constitutionnel américain, anglais, australien ou autres, mais doivent s'excuser avec un sourire contrit quand je leur demande s'ils connaissent quelque chose de ce qui s'écrit en français au Québec. J'aimerais qu'ils arrêtent de sourire, et que tout en apprenant le chinois ou l'espagnol, ils s'intéressent un peu au français.