J'ai immédiatement pensé à ma mère en lisant la chronique de Stéphane Laporte samedi dernier, car elle partageait avec lui la même aversion au mot «handicapé».

La poliomyélite infantile l'avait laissée avec une jambe deux centimètres plus courte que l'autre et les deux pieds sévèrement maganés. Elle n'a jamais caché ses déformations: elle portait des jupes - c'était la mode à l'époque -, et elle marchait partout pour faire ses courses, visiter la parenté et aller à l'église. Elle boitait, évidemment, mais sa posture était impeccable et son regard direct.

Le message était clair: elle n'était pas une victime.

Cette attitude se reflétait dans à peu près toutes les facettes de sa vie. Refus catégorique des paniers de Noël, malgré la pauvreté de notre famille monoparentale. Le message était également clair pour nous, ses enfants: on fait comme tout le monde, on ne s'apitoie pas sur notre sort et on prend nos responsabilités, malgré les «problèmes» avec nos jambes. Trois enfants du même lit ayant tous les pieds creux et les mollets sous-développés que les médecins ont inutilement essayé de corriger avec des chirurgies orthopédiques. Nous étions les trois atteints de la même maladie neurologique héréditaire et progressive, mais nous ne le savions pas à ce moment-là.

On peut comprendre la consternation de ma mère lorsqu'elle a découvert que j'étais devenu le président fondateur d'une association de défense de droits des personnes handicapées et que je m'affichais, publiquement, comme personne handicapée, photo avec ma canne à l'appui. Son mécontentement était, en fait, l'expression d'une différence philosophique fondamentale avec la façon dont je concevais, et dont je conçois toujours, mon rôle social.

L'individu doit être autonome et responsable, mais je crois que ceci ne peut pas se produire que par la reconnaissance de la légitimité d'être qui on est. Ma responsabilité en tant qu'être humain doit se manifester par la solidarité et l'action collective, surtout lorsque je partage avec d'autres personnes une situation qui nous empêche de vivre pleinement notre autonomie.

Ma mère est décédée cinq ans après la fondation de mon association, assez longtemps pour me voir obligé d'utiliser un fauteuil roulant pour mes déplacements. Elle a reconnu que c'était justifié de me présenter ainsi en public, car ça servait une cause qu'elle considérait comme noble, mais il restait néanmoins un certain malaise.

Malheureusement, elle est décédée trop tôt pour me voir accéder à la présidence d'un regroupement régional d'organismes de personnes handicapées et compléter des études de doctorat, en travaillant à temps plein, tout ça en fauteuil roulant. Je crois que son malaise se serait dissipé avec le temps.

Comment peut-on vivre en dignité notre situation de personne handicapée? De la même façon que tous les autres êtres humains, en choisissant librement ce qu'on veut faire, en transformant notre choix en décision éclairée après avoir analysé les répercussions potentielles de notre geste éventuel et accepté d'être responsable des conséquences, et en passant à l'action.

En tant que personne handicapée, j'aurai peut-être besoin d'un fauteuil roulant ou d'un autre type de soutien pour passer à l'acte, mais ce n'est guère différent d'une mère de famille qui requiert des services de garde ou d'un entrepreneur qui requiert un capital de risque.

Ce n'est qu'en reconnaissant ma situation personnelle que je pourrai identifier les ressources spécifiques dont j'aurai besoin pour maintenir mon autonomie et exercer ma citoyenneté, de plein droit, non pas par pitié.

C'est avec cette reconnaissance comme point de départ que je pourrai départager le rôle de la société du mien pour enlever des obstacles à mon pouvoir d'agir. Et ceci m'amènera probablement à réaliser que si je veux que les obstacles soient levés, je devrai me regrouper avec d'autres personnes pour y arriver.