Je suis choqué par la décision de l'ACDI, rapportée par les médias récemment, de financer des entreprises d'extraction minière afin de piloter des actions de développement à la base.

J'ai eu l'occasion, depuis près de 40 ans, de suivre, de vivre, de l'intérieur et de l'extérieur, l'évolution de la coopération canadienne, principalement en Afrique francophone.

Les années 70 ont été marquées par de grands projets, entre autres, éducatifs au niveau universitaire, tels que l'Université nationale du Rwanda, l'École Polytechnique de Thiès au Sénégal, le Lycée polyvalent de Bonabéri au Cameroun, etc.  Ces projets ont marqué plusieurs générations en formant les élites dirigeantes de ces pays.

Après, l'ACDI se retire, de façon abrupte, de ces grands projets d'enseignement supérieur.  De plus en plus, les parents qui le veulent ou qui le peuvent doivent inscrire leurs enfants dans les universités canadiennes (fuite de devises, sans parler de la fuite des cerveaux).  Et les étudiants les plus pauvres ?  Il y a les bourses de la francophonie, très peu de bourses, trop peu de bourses.  Le Canada, dans la dynamique développementale de ces pays, a perdu une bonne partie de son aura et de son influence.  Il reste très peu de « pays programmes » en Afrique francophone.

Les années 80 et le début des années 90 ont été marqués par le développement des grands programmes, par exemple le programme Sahel, le PREFEP, etc.  Ces programmes sont gérés par des agences d'exécution (sociétés spécialisées, ONG, organisation comme Développement International Desjardins, etc.)  L'ACDI introduit une lourde architecture de planification, de suivi et d'évaluation afin d'encadrer les ententes bilatérales et l'évolution des activités prévues.  Ces programmes ont eu des effets importants, étant donné l'envergure concertée des actions planifiées.

Durant la même période, on a pu voir l'essor des ONG dans divers secteurs.  La qualité et la pertinence de la majorité des interventions des ONG ne doivent pas être remises en question.  Les ONG sont appréciées par les populations qu'elles appuient.  Certaines de leurs actions sont toutefois considérées menaçantes par certains parce qu'elles dénoncent les inégalités, les abus de toutes sortes, les menaces sur l'environnement,  Malheureusement, plusieurs ONG sont passées d'un niveau d'organisations non gouvernementales à un niveau d'entreprises non gouvernementales, devenant ainsi plus puissantes tout en voulant conserver leur indépendance.  C'est leur talon d'Achille.  Cette évolution inquiète, semble-t-il, les gouvernements et l'ACDI.  Mais de là à réduire, en une seule fois, le financement de certaines ONG de plus de 50% sans une étude appropriée, sans une évaluation de leur efficacité, il y a matière à questionnement sur les motivations réelles de l'ACDI.

Depuis la fin des années 90 jusqu'à présent, on a vu l'ACDI financer, de plus en plus, les grands organismes multilatéraux, tels le PAM, le CICR, l'UNICEF, les programmes des Nations Unis (lutte contre le VIH-SIDA, l'aide aux réfugiés, etc.).  L'importance des actions de ces organismes n'est pas mise en doute, mais la visibilité du Canada a disparu.  Souvent, ces actions sont ponctuelles et répondent à des crises, sans laisser d'effets à long terme.  L'équilibre développemental des actions de l'ACDI est fondamentalement modifié.  Pour l'ACDI, il s'agit d'un grand avantage de gestion; on fait un chèque, on obtient un reçu; le Conseil du trésor est content.  Plus besoin d'avoir des équipes de consultants pour faire des évaluations et du suivi.

Mais de là à financer de grandes entreprises minières pour qu'elles fassent du développement, il y a un monde et une conception aberrante des besoins fondamentaux du développement.  Il ne faut pas minimiser les actions de certaines entreprises qui ont construit des écoles, creusé des puits, tracé des routes, etc.  Mais, c'est une très faible participation au développement local, en comparaison des immenses profits qu'elles réalisent.  Nous savons tous que le développement n'est pas uniquement une question d'infrastructure et qu'il prend beaucoup plus de temps que les impératifs de rentabilité des grandes entreprises ne l'exigent.

Que l'ACDI utilise les fonds publics pour appuyer des entreprises dans des projets dont elles auront la responsabilité tout en s'associant à des ONG qui ne partageront pas nécessairement les mêmes motivations, ni les mêmes approches, ni les mêmes priorités, me semble totalement inefficace en terme de développement.  Les schèmes de valeurs des ONG et des entreprises, surtout des entreprises multinationales, sont très différents, pour ne pas dire opposés.  Les exemples ne manquent pas où l'indépendance des ONG a été mise à l'épreuve par des pressions plus ou moins subtiles quant aux orientations à donner à des projets, quant aux choix des intervenants, quant à la localisation des actions.  Plusieurs ONG ont réussi à maintenir leur indépendance, mais à quel prix ?  Est-ce ce prix qu'on veut leur faire payer maintenant ?

Ces décisions de l'ACDI sont d'autant plus étonnantes que l'on a vu, ces dernières années, les gouvernements provinciaux et fédéral refuser d'aider des entreprises canadiennes en difficultés et menacées de faillite sur la base que l'on ne peut pas utiliser des fonds publics pour appuyer des entreprises privées.  Tout à coup, ça semble légitime sur le plan international...

Il y a, dans cette décision de l'ACDI, un sujet qui doit être soumis à une consultation majeure des citoyens canadiens.  Est-ce que c'est le genre d'aide qu'on veut apporter aux peuples pauvres ?  Est-ce le message qu'on veut leur transmettre ?  Est-ce le bon choix de messager ?  Est-ce que le citoyen canadien informé est d'accord à ce qu'on utilise ses fonds de cette façon ?  Quel développement international voulons-nous en tant que Canadiens dans un monde où les jeux de pouvoir sont différents ?  Ces questions méritent une réflexion nationale approfondie.