Le temps est venu pour le Canada de se doter d’une nouvelle politique internationale afin de mettre fin à ces incessants tâtonnements qui ont tant discrédité son image.

Au moment de son élection à la tête du pays en novembre 2015, Justin Trudeau ambitionnait de restaurer la place du Canada sur la scène internationale. Deux écueils majeurs ont contrecarré ce dessein. D’abord, une action internationale hésitante, erratique et sans cap clair, qui a eu tôt fait de miner la crédibilité du Canada. Ensuite, le leadership défaillant du premier ministre, avançant fleur aux dents, mû par un prosélytisme moral qui a transformé sa parole en un prêchi-prêcha stérile. Résultat : une diplomatie mondaine, sans substance et sans effets, au moment où la diplomatie des sommets « propulse le premier ministre dans les hautes sphères des relations internationales », comme l’ont montré les travaux de Nossal, Roussel et Paquin.

Trop souvent, quand il s’agit de faire preuve de leadership, le Canada ressemble à un lève-tard, qui avance à pas feutrés derrière ses alliés, ainsi qu’on l’a vu une nouvelle fois lors du sommet de l’OTAN du 24 mars.

La guerre en Ukraine constitue un moment pivot de l’histoire contemporaine, sans exemple depuis l’implosion de l’URSS. Elle marque une politique de puissance qui rebat les cartes de la géopolitique mondiale et du système de sécurité collective hérité de la guerre froide. La redéfinition de la politique étrangère du Canada se fera donc dans un contexte de turbulences et d’incertitudes rarement égalées.

Il faudra un jour renouer le dialogue avec la Russie, axe stratégique de l’Eurasie, comme avec la Chine, car « l’Eurasie se situant au centre du monde, quiconque contrôle ce continent contrôle la planète », selon la formule de Z. Brzezinski. La Russie doit rester au centre des préoccupations de la politique étrangère canadienne. Tôt ou tard, on reviendra à la paix. Un jour ou l’autre, l’après-Poutine surviendra, mais perdurera le rêve de la Grande Russie et son aspiration séculaire à un statut mondial.

L’hégémonie libérale occidentale contestée par la Chine et la Russie, mais aussi par le monde arabe, force le Canada à repenser ses alliances dans le cadre d’un multilatéralisme résolu.

Quoi qu’il arrive, les États-Unis resteront au cœur de notre politique étrangère. En dépit de divergences passagères, les États-Unis restent le plus proche allié du Canada. En fait, peu importe le gouvernement au pouvoir, « la politique étrangère canadienne n’a qu’un impératif, soit le maintien d’une relation avec les États-Unis » (Denis Stairs, 1993). En l’absence d’une pensée stratégique globale, le Canada a souvent eu tendance à calquer sa doctrine politique sur celle des États-Unis. Un alignement aussi rassurant qu’encombrant.

Il n’est pas dans l’intérêt du Canada d’adopter une posture géopolitique trop étroitement accordée aux politiques américaines. Le risque est grand de s’exposer ainsi à l’antiaméricanisme qui anime la politique extérieure sino-russe, comme l’a exposé au grand jour l’affaire Huawei.

La rivalité sino-américaine marquera à coup sûr les prochaines décennies. Son issue dépendra d’abord de l’aptitude de la Chine à jouer son rôle de première puissance mondiale et à renoncer à la tentation d’imposer un ordre politique totalitaire sur le chemin d’une « route de la soie » semée de barbelés ; ensuite, de la capacité des États-Unis à s’ajuster à la fin de leur monopole tout en continuant de proposer un modèle de société démocratique attractif et crédible. Quant au soi-disant déclin américain, il n’est qu’un trompe-l’œil qu’il vaut mieux laisser aux sonneurs de tocsin. Certes, les États-Unis ont perdu leur suprématie économique et nucléaire, mais sans pour autant emprunter la pente du déclin. La diminution de leur puissance relative implique moins un déclin qu’un abaissement, pour reprendre la formule de R. Aron, la vitalité historique des États-Unis restant intacte en dépit d’une capacité collective prise au piège d’une polarisation politique irrationnelle.

L’élection de Biden n’a pas entraîné un retour à un multilatéralisme global. Le retour à une politique wilsonnienne n’est pas envisageable dans l’immédiat, ainsi que l’a illustré la réaction mesurée des États-Unis dans la crise ukrainienne, mêlant adroitement sanctions et menaces comminatoires.

En Europe, la situation est confuse et incertaine, tandis que la dépendance militaire aux États-Unis reste d’un poids décisif sur les politiques nationales de défense. Les Britanniques, Européens du dehors, entendent bien redevenir un acteur capital. Puissance nucléaire, le Royaume uni forcera l’Union européenne (UE) à compter avec lui pour orienter la défense européenne. Dans sa Revue intégrée de sécurité, de défense, de développement et de politique étrangère, présentée en mars 2021, le pays identifiait déjà la Russie comme menace « la plus significative » à la sécurité internationale, une clairvoyance qui a malheureusement fait défaut à ses alliés.

La politique de sécurité commune tardera encore à survenir dans une Europe des 27 qui préfère s’abriter sous le parapluie de l’OTAN. La guerre en Ukraine marque toutefois un tournant pour l’Europe en même temps qu’une prise de conscience brutale de sa dépendance. L’adoption, le 21 mars, du premier Livre blanc de défense européenne est un geste de souveraineté longtemps attendu.

Un premier pas tout au moins vers cet objectif, à condition que cette défense commune s’arrime sans heurts à l’instrument otanien, au moment où les États-Unis ont le regard tourné vers l’Asie (l’alliance stratégique Quad, la nouvelle alliance tripartite AUKUS).

C’est en Allemagne que la guerre en Ukraine entraîne les mutations les plus profondes, la RFA rompant avec la « culture de la retenue » héritée de Yalta. L’adoption par le Conseil de l’UE, à son initiative, de la « boussole stratégique » confirme son statut de puissance européenne dominante.

Sur ce nouvel échiquier mondial, le Canada ne pourra jouer qu’un rôle modeste et épisodique, sans jamais être en mesure d’infléchir décisivement le cours des évènements. La mise en œuvre d’une nouvelle politique internationale sera ardue et complexe, tant l’horizon paraît brouillé et périlleux. Le Canada peut pourtant contribuer à forger cette « conscience internationale commune » espérée par Kissinger et plus nécessaire que jamais.

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