Les Canadiens anglais montent vite sur leurs grands chevaux pour défendre la place de l’anglais au Québec, mais sont beaucoup moins pressés à reconnaître le français comme langue officielle du Canada. Deux poids, deux mesures ?

Aussitôt le processus de sélection ouvert pour pourvoir la vacance laissée à la Cour suprême par la retraite du juge Michael Moldaver, le critère de bilinguisme annoncé par le gouvernement Trudeau a soulevé des critiques perfides dans la presse anglophone : l’exigence de bilinguisme fonctionnel exclurait injustement de la course des juges hautement « compétents ». On avait assisté à un tollé semblable avant la nomination du juge Malcolm Rowe en 2016, de la juge Sheilah Martin en 2017 et du juge Mahmud Jamal en 2021, tous bilingues. Qu’on en finisse une fois pour toutes de cette tentative honteuse de nier l’égalité du français au sein de notre plus haute Cour.

De fausses définitions de compétence

Les tenants de cet argument désignent-ils par compétence les connaissances du droit ? L’idée serait-elle qu’un ou une juge pourrait avoir une compréhension particulièrement approfondie d’un domaine du droit, connaissance qu’un juge bilingue pourrait difficilement posséder ? Les textes de droit en anglais seraient-ils par définition plus valables que ceux en français ? Cependant, les candidats pour la Cour suprême « doivent posséder une connaissance approfondie du droit, et en particulier du droit canadien ».

De toute évidence, une personne unilingue ne pourrait pas prétendre à une connaissance approfondie du droit canadien si elle ne connaît pas le droit canadien rédigé en français.

Cet argument de compétence reposerait-it alors sur la prémisse que les juges unilingues (anglais, faudrait-il le souligner) seraient intrinsèquement plus compétents, que le bilinguisme nuirait à la capacité de comprendre et de raisonner ? Après tout, on exige des juges de la Cour suprême des « aptitudes analytiques supérieures ». Nous sommes sur une pente toujours glissante, mais encore plus dangereuse. Irait-on jusqu’à soutenir que Marie Curie aurait fait des découvertes encore plus belles si elle avait travaillé en anglais ? La recherche scientifique démontre que l’utilisation de plusieurs langues augmente le fonctionnement du cerveau. Des études récentes montrent que le bilinguisme pourrait même retarder, et de plusieurs années, l’apparition de la maladie d’Alzheimer. En outre, apprendre une autre langue permet de mieux apprécier les subtilités linguistiques, ce qui ne pourrait qu’aider les juges de la Cour suprême (et d’autres tribunaux) à mieux comprendre les témoignages et les arguments juridiques, et servir ainsi à renforcer, plutôt qu’à diminuer leur compétence.

Les aspirations de carrière de juges unilingues anglais

On s’approche du cœur du débat : pourquoi devons-nous nous préoccuper des plans de carrière des juges anglophones unilingues ? On ne se fait pas nommer à notre plus haute Cour en sortant de la faculté de droit. Selon le Commissariat à la magistrature fédérale, l’âge moyen des avocats à leur première nomination à la magistrature est de 52-53 ans. Minimalement, ils ont donc 20 sinon 30 ans pour apprendre le français. Les magistrats ont aussi accès gratuitement à des cours de français. Que faudrait-il déduire du fait qu’ils persistent à ne pas apprendre le français ? Le coût n’étant pas un facteur, force est de conclure qu’ils ne suivent pas de cours de français pour la simple raison qu’ils ne veulent pas le faire. Autrement dit, ce n’est pas l’exigence de bilinguisme qui exclut ces juges de la course au sommet : en se cantonnant dans un unilinguisme anglais, ils se dament eux-mêmes le pion.

Mais qu’est-ce que cette tentative d’obtenir insidieusement un passe-droit pour le bilinguisme nous dit sur ces candidats auto-exclus ? Démontreraient-ils les qualités personnelles exigées par la Cour suprême : « intégrité personnelle et professionnelle irréprochable », « respect et considération envers les autres », « capacité de tenir compte d’opinions, de points de vue et d’expériences de vie variés » ?

Des candidats qui refusent d’apprendre le français peuvent-ils vraiment prétendre posséder un « point de vue ni trop étroit d’esprit, ni trop réfractaire au changement », comme l’exige la Cour, ou « faire preuve d’empathie à l’égard de personnes provenant de milieux très différents du sien » ?

Reconnaissons enfin l’égalité du français

De toute évidence, cet argument contre le bilinguisme, faussement adossé à la notion de compétence, ne tient pas la route. Pourquoi une certaine partie de la communauté juridique canadienne anglophone continue-t-elle néanmoins à l’avancer, même jusqu’à faire opposer bilinguisme et diversité (selon la fausse logique que les candidatures unilingues anglais seraient les plus issues de la diversité) ? Pourquoi cette partie de nos gens de robe anglophones ne veut-elle pas reconnaître la légitimité du français au Canada et sa place dans notre constitution ? Faudrait-il y voir une nostalgie pour l’époque impériale quand la Grande-Bretagne régnait sur les mers, comme dit la chanson, en pratiquant habilement sa stratégie tristement gagnante de « diviser pour régner » ? Pourtant, ces jours-ci, même la reine Élisabeth parle français, par respect pour ses sujets francophones. Nous y sommes enfin : à la notion de respect, pour le français et pour nos lois. Chose significative, l’argument de compétence n’est jamais avancé par les candidats francophones à la Cour suprême, qui considèrent que la maîtrise des deux langues est simplement un critère de l’emploi.

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