S’il est vrai que certains métiers se prêtent peu au télétravail – pompier, par exemple –, ce n’est pas le cas de millions d’emplois sublimés ces deux dernières années. Ramenées à leur degré zéro, beaucoup d’occupations se résument à inverser des charges de particules magnétiques sur de lointains disques durs à coups de « control-save » et de « message envoyé ».

Que ce fourmillement cybernétique soit du vrai travail, avec de vrais effets dans le réel, c’est une évidence. Un plan d’architecte, avant d’être érigé par du vrai monde, habité par du vrai monde, est une vraie cosa mentale. Les cerveaux de silicium et de chair conversent ainsi depuis des décennies. Seulement, les machines, désormais en réseau, sont dématérialisées. Le télétravail n’était qu’un djinn attendant de s’échapper de sa lampe. La pandémie aura révélé que les véhicules humains des cerveaux, momentanément parasitaires, étaient en réalité superfétatoires. Tout ce qui compte, c’est de pouvoir les connecter à un terminal.

Le modus operandi du travail cérébral depuis l’après-guerre – placer à heures fixes des cerveaux dans des caissons d’acier, remplis d’hydrocarbures livrés par d’autres hydrocarbures, les coincer dans des voies romaines liant des carrés de gazon à des symboles phalliques de verre et d’acier – semble brusquement absurde.

Si la plus-value est créée par des cortex mis en réseau par des machines en cloud, ceux-ci peuvent rester sagement dans leurs boîtes crâniennes, qui elles peuvent s’alanguir où elles le veulent.

La productivité y perd à la marge. Mais le prestige du bureau, son effet d’émulation et de motivation, est édulcoré. Il n’y aura pas de retour, télétravail ou pas, à la dernière grande époque Mad Men des années 1990, où des caractériels fumaient sur les étages, où des adjointes callipyges dactylographiaient des notes dictées dans les bureaux en coin, où les engueulades n’aboutissaient pas toutes en RH. On arrivait dans cet écosystème jeune con en cravate, intimidé par des boss bourrus, mais souhaitant, rareté des emplois oblige, plaire et bien faire.

Travailler en robe de chambre chez soi sur une table à dîner entre deux brassées n’a pas le même panache, mais les Z, ne carburant pas à l’autorité et par ailleurs demandés, s’en accommodent volontiers.

Das Experiment

Dans certaines branches, la synergie est accrue lorsque les esprits sont proches physiquement. Il y a gestalt lorsque les neurones s’alignent informellement avant d’attaquer les claviers. Certains emplois ont aussi une composante psychologique que sape la distance : les ventes, les négociations, l’enseignement. Mais pour un grand nombre de métiers, le travail en présence à 100 %, c’est fini. L’empreinte carbone est atroce, ce qui clôt désormais toute discussion. Pour les amitiés, inimitiés, flirts, drames, destins entiers basculant entre deux alarmes de feu, il restera, pour les nouvelles hordes de cybertravailleurs solitaires, les reprises de The Office.

Les employeurs sont en train d’évaluer le dosage requis entre présence et distance. De bonne foi – dans ce qui reste un immense Das Experiment à l’échelle planétaire –, ils ont accouché de formules hybrides qui seraient là « pour rester », une affirmation d’une formidable candeur quand on prend la mesure de ce qui a foutu le camp. Tout le monde était là, tout le monde est parti, ça a marché quand même pas mal, mais pas tant, alors faisons revenir tout le monde à moitié. Logique !

Or, la présence partielle nécessite les mêmes infrastructures jurassiques autrefois requises pour le travail cérébral, mais en troupeau.

Il faudra trois voies au lieu de quatre sur les artères d’accès. Les employés conservent voiture et parking. Le partage des bureaux implique de ne jamais croiser le coloc en question. Cela a un effet marginal sur la réduction des mètres carrés. Il faut quand même des tours loin des banlieues. Et si tout le monde vient le même jour ? D’aucuns l’exigent.

Alors on se retrouve un lundi matin, « de retour », mais à moitié seul sur l’étage, en baskets, à faire du Teams avec du monde pas là (et avec d’autres juste à côté), mais dans le même horizon cubiculaire inchangé depuis 40 ans. L’ouragan est passé, mais nous avons érigé des tentes sur les décombres, plutôt que de reconstruire en neuf ailleurs.

Il nous faudra télétravailler de cette façon bancale en forçant la main d’une nécessaire évolution. Dans 20 ans le télétravail se fera dans un métavers, casque VR sur le crâne, où la présence physique sera simulée par avatars en 3 D. Des espaces partagés et multi-métiers surgiront loin des grands centres. Aux Marquises. En orbite ! En attendant ce jour, on donne dans l’hybride en se la jouant Tom Cruise dans Vanilla Sky ; l’esprit vagabonde et on entend le cliquetis des machines à écrire, on sent le vent frais d’avant la clim, l’odeur du tabac ; on voit passer des fantômes de passades, et on constate platement que le passage des années n’est pas toujours synonyme de progrès.

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