(New York) On ne sait pas exactement combien de Russes ont quitté leur pays depuis le début de la guerre en Ukraine. Ce nombre semble être supérieur à un million pour certains, inférieur pour d’autres. Mais les chiffres en eux-mêmes ont peut-être moins d’importance que l’envergure de ceux qui ont fui massivement. Ils font partie de la population russe la plus éduquée : écrivains, informaticiens, journalistes, réalisateurs de cinéma, musiciens, universitaires, acteurs, etc.

Certains partent parce qu’ils n’ont pas le choix. Les journalistes qui ont critiqué la guerre, comme Yevgenia Albats, rédactrice en chef de The New Times, ont dû fuir pour éviter d’être arrêtés pour avoir propagé des fake news ou pour avoir été des « agents étrangers ». D’autres quittent le pays parce qu’ils trouvent que la vie sous le régime de Poutine est insupportable.

Olga Smirnova, danseuse étoile du Ballet du Bolchoï, s’est installée à Amsterdam. Elle a déclaré qu’elle « n’aurait jamais pensé » qu’elle aurait « honte de la Russie », mais que la guerre l’a empêchée de rester dans son pays. Des centaines de milliers de jeunes hommes ont pris la fuite pour devancer la récente « mobilisation partielle » du président Vladimir Poutine, plutôt que de risquer d’être envoyés au combat, dans une guerre qu’ils n’ont jamais voulue.

PHOTO ALEXANDER ZEMLIANICHENKO, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Dmitry Muratov, rédacteur en chef du journal indépendant russe Novaya Gazeta et colauréat du prix Nobel de la paix de 2021

Un de mes amis à Moscou m’a dit que les gens qui ont eu une chance de partir et qui l’ont saisie dépassent à présent le nombre de ceux qui ont choisi de rester. Mais des personnalités importantes qui s’opposent à la guerre de Poutine sont toujours là pour toutes sortes de raisons : elles ne veulent pas abandonner leurs familles, elles n’ont pas la possibilité de continuer à travailler ailleurs, elles veulent témoigner de ce qui se passe dans leur pays. Le journaliste indépendant Dmitry Muratov a fait ce serment : « Nous continuerons à travailler ici jusqu’à ce que le canon froid d’une arme à feu touche la peau chaude de nos fronts. »

De tels choix ne sont jamais faciles. Dans d’autres temps et d’autres pays, comme dans l’Allemagne nazie ou la Chine communiste, les gens ont été placés devant un dilemme similaire. En partant, vous risquez de devenir inutile dans votre propre pays, tout en étant indésirable si vous migrez à l’étranger. Si vous restez, vous risquez de finir en prison, voire pire.

Ceux qui partent sont souvent traités de lâches ou de traîtres, alors que les dissidents qui restent sont pris entre les feux croisés de puissances étrangères et de leur propre gouvernement. Les Russes qui aiment leur pays mais détestent la guerre sont dans la même position que les patriotes allemands qui détestaient les nazis. Ils ont très peu d’amis.

Les postures moralisatrices de donneurs de leçons sont monnaie courante dans les deux camps, à l’heure de partir ou de rester dans son pays. Ceux qui sont en sécurité hors du pays, protégés de la brutalité de la guerre et de la dictature, insistent souvent sur le fait que ceux qui restent doivent manifester leur opposition au gouvernement. Lors d’une conférence à Riga, l’ancien champion du monde des échecs et militant politique Garry Kasparov a déclaré que les Russes qui veulent être « du bon côté de l’histoire doivent faire leurs valises et quitter le pays ». Ceux qui restent, a-t-il dit, « font partie de la machine de guerre ».

Thomas Mann, l’écrivain allemand le plus célèbre de son temps, a fui l’Allemagne nazie dès que Hitler est arrivé au pouvoir en 1933. Avec une femme juive et des opinions qui auraient conduit à son arrestation, il n’avait pas le choix. Ses attaques féroces contre le régime d’Hitler ont été diffusées pendant la guerre à la radio par la BBC. Après la guerre, Mann a affirmé que tous les Allemands étaient corrompus par des crimes nazis. Il pensait que les écrivains qui avaient choisi de faire profil bas étaient également corrompus.

Cela a déclenché une réponse brutale de la part d’écrivains tels que Frank Thiess, qui n’était pas un nazi, mais qui avait choisi de rester en Allemagne. C’est lui qui a inventé l’expression « émigration intérieure » pour les intellectuels qui ont choisi de s’isoler pour éviter les ennuis. Des gens comme Mann, a affirmé Thiess, étaient des lâches, qui avaient tourné le dos à leurs compatriotes souffrants.

Thiess est allé plus loin et a affirmé que ceux qui étaient restés avaient fait preuve de davantage de courage. Il a exprimé le point de vue de nombreux Allemands qui sont restés et n’ont jamais tout à fait pardonné ceux qui sont partis, comme Thomas Mann ou la star de cinéma Marlene Dietrich.

Le clivage amer entre des gens qui auraient dû être du même côté, mais qui ont fait des choix existentiels différents est l’un des triomphes des régimes oppressifs. Ce clivage affaiblit encore davantage la possibilité d’opposition.

L’exode de la crème de la crème des Russes pourrait s’avérer être une aubaine pour les institutions scientifiques, artistiques et universitaires occidentales. En outre, cela va certainement nuire aux perspectives économiques à long terme de la Russie. Mais Poutine n’en a probablement pas grand-chose à faire, tant qu’il peut rester au pouvoir.

Les Russes qui resteront dans leur pays vont subir les conséquences à long terme du militarisme de Poutine, peut-être même davantage que les Ukrainiens qui subissent le poids de la guerre à l’heure actuelle. Selon les mots d’Ilya Kolmanovsky, cette célèbre biologiste et journaliste scientifique qui a finalement quitté la Russie à cause de la guerre, « avec le temps, les gens comprendront que l’invasion de Poutine était également une attaque contre la Russie ».

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