C’est une journée d’automne. Les élections provinciales viennent de se terminer. Je suis attablée devant un bon verre de vin chez mon amie, qui, depuis que j’ai immigré au Québec, est devenue ma famille et celle de mes trois enfants.

Ce soir-là, je ne savais pas qu’une question anodine sur les élections allait remettre en question mon sentiment d’appartenance au Québec et mettre fin à une belle amitié. En réponse à ma question sur les élections, le ciel m’est tombé sur la tête. Les mots fusent de la bouche de mon hôtesse comme des flèches empoisonnées. Ils sont accompagnés d’un martèlement violent sur la table. Mon assiette et mon verre tremblent. Tout mon être tremble. Je veux être ailleurs, ou tout simplement retourner à l’instant précédent. Je veux arrêter de voir et d’entendre : je suis « la néo-Québécoise ». Je suis « l’adversaire ». Moi et les autres comme moi sommes l’obstacle au gain de certains partis québécois et à la réalisation de ses ambitions politiques.

Ce soir-là, j’ai découvert comment la haine de tout ce que je représente pouvait transcender tout autre sentiment. Mais j’ai surtout été atteinte dans mes valeurs les plus profondes que je pensais partagées : l’inclusion et l’acceptation des autres, malgré leurs différences.

Pourtant, je ne porte pas de signe religieux. Je suis francophone. J’ai obtenu un doctorat d’une université montréalaise. Je travaille dans une institution parapublique québécoise. Je réponds à toutes les conditions que le gouvernement québécois établit pour accueillir des immigrants. Je suis l’immigrante « idéale ».

Alors, de grâce, chères et chers compatriotes, ne m’appelez pas néo-Québécoise ! Ne m’étiquetez pas avec un terme qui me réduit à une personne moins méritante. Ne me mettez pas dans une boîte homogène avec toute autre personne immigrante, car le faire est déshumanisant.

Car le faire, c’est marquer la différence entre vous et nous. C’est nous signifier à tout immigrant qu’il ou elle appartient à la catégorie des Autres – the Othering dans la littérature anglophone.

Vous avez eu votre citoyenneté par défaut, en naissant dans ce beau pays. J’ai dû attendre de longues années et faire d’innombrables sacrifices pour être promue au statut de citoyenne canadienne. J’ai payé le prix de mon appartenance dans mon pays d’accueil. À présent, je me demande si le prix de l’hospitalité au Québec serait, en plus de toutes les autres conditions, d’interdire aux immigrants d’avoir une pensée libre.

Ne m’appelez pas néo-Québécoise ! Oui, je suis différente, mais prenez mes différences comme une richesse au lieu d’une menace. Je ne connais pas votre histoire, mais j’en connais une autre, plus douloureuse, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, en m’appuyant sur mon vécu, pour protéger votre pays, mon pays d’accueil, des maux dont j’ai souffert dans mon pays d’origine.

Ne m’appelez pas néo-Québécoise. C’est en excluant qu’on radicalise. Si je suis différente, si mes pensées le sont, au lieu de me ségréguer et de m’exclure, gardez-moi autour de la table et expliquez-moi vos positionnements.

Durant mes premières années d’immigration, je disais que si Montréal était une personne, je la prendrais dans mes bras. À présent, je marche dans la rue et je scrute les regards des passants avec méfiance. Je ne me sens plus acceptée. Le mot « adversaire » me hante d’une façon obsessionnelle. Je n’appartiens pas à cette terre. Je n’appartiendrai jamais. Je veux partir mais mon chez-moi n’existe plus. Le chez-moi que je me suis bâti n’était qu’une illusion. Le titre du film de Nadine Labaki me revient à l’esprit : et maintenant, où je vais ?

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