Gérard Bouchard se questionnait dans un texte récent sur la pertinence de Maria Chapdelaine dans notre monde contemporain et en concluait que « ses principaux ressorts sont devenus anachroniques1 » (Le Devoir, 29 octobre 2022). Je voudrais méditer un peu sur cette affirmation qui n’est pas banale et touche au cœur de la question de ce qu’on appelle toujours trop rapidement « les classiques » en littérature québécoise.

Pour bien comprendre l’oubli dans lequel nous baignons, ouvrez n’importe quelle revue littéraire des années 1990, vous n’y trouverez quasiment aucun nom qui soit encore présent sur la scène littéraire d’aujourd’hui.

L’institution littéraire québécoise est une machine à créer quasi instantanément et à broyer tout aussitôt des gloires qui disparaissent les unes après les autres : l’oubli est la norme, la mémoire une exception. Voilà pourquoi nous avons besoin de garder en tête quelques œuvres pour jalonner le parcours d’une histoire littéraire collective qui, sinon, ressemblerait à un trou noir qui absorberait toute lumière, forcément évanescente.

Il ne s’agit bien sûr pas d’étouffer le fantastique foisonnement de la littérature québécoise contemporaine (nous vivons en ce moment même une sorte d’âge d’or littéraire), mais bien de faire dialoguer ce présent avec le passé qui le constitue souvent de manière inconsciente afin que ces œuvres de maintenant ne tombent pas à leur tour dans le torrent d’oubli habituel qui les attend, comme c’est malheureusement déjà le cas pour des œuvres que nous célébrions il y a quelques années à peine.

Fouillez dans votre bibliothèque quelques instants, vous verrez, c’est sidérant : où est-il, celui-là, qu’est-il advenu de celle-ci ? À la plupart de vos questions, c’est le silence qui répondra.

Soit, l’affaire est entendue. Mais revenons à Maria Chapdelaine un instant. Il se trouve que j’enseigne cette œuvre depuis des années au cégep de Drummondville en essayant de sans cesse faire évoluer ma propre vision de cette œuvre pleine de malentendus. On l’a lue comme un roman du terroir, ce qu’elle est certainement. Des trois voix qu’entend Maria à la toute fin qui lui enjoignent de rester au pays de Québec (la nature, la langue française et la religion), seule la première parle encore fortement au cœur de mes étudiants, c’est vrai, quoique la langue ait encore une certaine valeur, mais la religion, certainement pas.

Mais on a aussi lu ce texte comme un exemple de regard pittoresque porté par l’institution littéraire française sur le Canada français. Convenons-en : si on s’en tenait là, Gérard Bouchard aurait raison sur toute la ligne : nous ne lirions plus Maria Chapdelaine, et nous aurions tôt fait de l’oublier rapidement, comme beaucoup d’autres textes de cette époque d’ailleurs.

Une œuvre du présent 

Mais un classique n’est pas qu’une œuvre du passé, c’est aussi une œuvre du présent : si un texte parle encore aux cœurs d’aujourd’hui, c’est qu’ils y trouvent matière à comprendre notre monde, sans quoi il disparaît comme les autres. Et c’est bel et bien le cas de Maria Chapdelaine. Mais qu’est-ce que ce texte peut bien nous dire encore de nouveau ? Thomas Carrier-Lafleur et David Bélanger ont montré récemment (Il s’est écarté. Enquête sur la mort de François Paradis, 2019) qu’on peut lire ce roman à la lumière du cinéma et de ses quatre adaptations, un étrange record.

On peut même en faire une sorte de roman noir, un thriller où Eutrope Gagnon cache, sous ses dehors beiges, un probable meurtrier très habile à dissimuler ses méfaits. Voilà qui change considérablement la donne. Mais au-delà du jeu de la lecture littéraire, j’y vois pour ma part un roman qui dit exactement le contraire de ce que le clergé y voyait jadis. La mort de François Paradis, double fictif d’Auguste Lemieux dévoré tout cru par des Belges qui l’avaient engagé et dont Louis Hémon a connu l’histoire, tient plutôt d’une tragédie annoncée dès les premiers mots (Ite missa est : la messe est dite, tout est joué d’avance), c’est-à-dire que la fameuse « lisière sombre de la forêt » avalera, au sens littéral, un François devenu la proie d’un cannibalisme tenant du mythe autochtone du Wendigo (un humain devenu une sorte de loup-garou après avoir mangé de la chair humaine).

Je ne délire pas : relisez le texte, tout est là pour qui s’y attarde réellement : le Wendigo lui-même, les métaphores digestives, les allusions aux pouvoirs des « magies autochtones », etc. Oui, à l’ère de la résurgence autochtone et de la crise écologique, Maria Chapdelaine peut être lu comme une vengeance annoncée contre tous ces Blancs qui ont osé s’emparer du territoire sans le respecter.

Comment un même texte peut-il susciter des lectures aussi contraires ? C’est qu’un classique est forcément multidimensionnel, il se tourne sur lui-même et laisse entrevoir une toute nouvelle interprétation possible, qui était déjà là pourtant, mais enfouie, attendant son heure, que le présent révèle soudain pour montrer un aspect inaperçu du passé, ici la dimension fortement colonisatrice du passé québécois. Voilà ce qu’est un classique : une œuvre qui répond encore quand le présent change, mais qui mourra, comme une étoile ayant épuisé son énergie vitale, quand la question suivante le laissera à son tour silencieux.

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