Il semble que Joseph Ratzinger, alias Benoît XVI, ira découvrir d’ici peu si Dieu ressemble bel et bien au Seigneur sur lequel il a tant médité et écrit au cours de sa vie.

Au cours des prochaines années, de nombreuses analyses de son pontificat et de son ministère insolite comme pape émérite verront le jour sous la plume d’éminents spécialistes. Il serait téméraire, pour ne pas dire mesquin, de prétendre poser dès à présent, en quelques lignes et du haut de ma seule perspective, un jugement solide sur l’ensemble de la vie d’un homme d’une telle envergure.

Mais puisque Ratzinger a été au premier plan des affaires publiques de l’Église pendant si longtemps, des bilans provisoires ont été établis régulièrement. De sorte qu’il est déjà possible d’esquisser avec confiance quelques traits du visage qu’il laissera dans les mémoires.

J’aimerais évoquer dans ce texte l’un de ces traits : celui du géant intellectuel d’un monde en érosion.

Je suis bien conscient que cette expression ne saurait pas, à elle seule, donner de l’homme un portrait complet.

Un théologien de métier

Ratzinger aura incarné le parfait théologien de métier tel qu’on le concevait dans la première partie du XXe siècle. Maîtrisant la pensée des grands auteurs antiques et médiévaux, l’esprit façonné par la doctrine de l’Église jusque dans ses replis les plus subtils – ou byzantins, c’est selon –, il bénéficiait de connaissances suffisamment considérables pour aborder les problèmes théoriques avec une intelligence perçante et nuancée, capable de tenir plusieurs considérations en équilibre.

D’ailleurs, à lire certains de ses textes de jeunesse, on se demande pourquoi Ratzinger fut largement considéré comme un conservateur. Or plusieurs raisons justifient à terme cette étiquette.

L’une d’elles est certainement que Ratzinger avait beau savoir et affirmer que la théologie devait s’alimenter aux connaissances fournies par les autres disciplines du savoir, il est resté méfiant envers toute nouveauté qui ébranlait un tant soit peu la cathédrale de pensée édifiée par l’Église au long des siècles.

Son attitude exagérément défensive envers la modernité s’est manifestée avec plus d’évidence lorsqu’il fut nommé préfet de la congrégation de la doctrine de la foi, en 1982, charge qu’il occupa pendant de longues années.

À ce sujet, on fait souvent valoir que ce poste ingrat l’a quelque peu forcé à jouer le rôle de « chien de garde » de l’Église. Autrement dit, la fonction aurait créé le personnage, que l’on devrait distinguer de l’homme en tant que tel.

Mais son style quasi inquisitorial a plutôt donné l’impression que la posture de redresseur en chef, de Panzerkardinal, lui convenait parfaitement.

Or Ratzinger aurait très bien pu renouveler la façon d’exercer le leadership magistériel.

Comment ? En accompagnant le développement des nouvelles avenues pastorales et théologiques au lieu de les étouffer au moindre prétexte d’imprécision ou d’audace.

Fracture avec la modernité

En somme, son ouverture aux apports extérieurs à la pensée catholique classique fut plus verbale que concrète. Il en est resté à la théologie en vase clos, imperméable aux percées d’autres courants certes moins mûris, mais plus soucieux du réel, plus fidèles aux vécus de foi des croyants d’aujourd’hui. On pense par exemple à la théologie contextuelle, et plus particulièrement à la théologie de la libération, que Ratzinger a condamnée sévèrement.

Mais c’est une fois élu pape que le fossé entre son propre univers et le monde contemporain s’est manifesté avec le plus d’évidence.

Tout d’abord par ses lettres encycliques, portant sur des thèmes aussi éthérés que les vertus théologales. Assurément, ces documents expriment la foi chrétienne avec beaucoup d’élégance. Mais cette élégance paraît immédiatement surannée quand on la compare au style plus simple, plus chaleureux du pape François, plus approprié pour descendre jusqu’aux racines des vrais enjeux de notre temps.

Cependant, jamais le gouffre ne s’est révélé aussi clairement que dans l’acte même de sa renonciation comme pape. On a beaucoup conjecturé sur les véritables raisons qui ont mené Benoît XVI à cette extrémité, mais dans tous les cas, une constante demeure : il savait qu’il n’était pas l’homme capable de gouverner l’Église d’aujourd’hui.

Bref, l’œuvre de Joseph Ratzinger peut être considérée comme un sommet, et même celui d’une montagne vénérable. Mais son ascension séduit de moins en moins d’alpinistes chaque année. Car on s’y trouve rapidement la tête dans les nuages, avec une vue brouillée sur les alentours… et bien loin des siens.

Au cours des dernières décennies, on a découvert d’autres cimes pour regarder le monde en hommes et femmes de foi. Moins élevées, certes. Mais qui débouchent sur de plus belles perspectives.

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