La Cour supérieure du Québec condamne le gouvernement à verser 385 000 $ à Jean Charest pour divulgation illégale de ses renseignements personnels lors d’une enquête de l’Unité permanente anticorruption (UPAC). L’affaire n’est pas banale, le montant l’est encore moins. Mais il faut surtout y voir un signal fort en matière de protection de la vie privée et des données, non seulement pour l’ancien premier ministre du Québec, mais aussi pour tous les Québécoises et Québécois.

Une histoire à sensation s’accompagne souvent des mêmes ingrédients : le pouvoir, le secret, le drame. Tout y est en l’occurrence. En avril 2017, dans la continuité de la commission Charbonneau, un article de journal jette l’opprobre sur Jean Charest, premier ministre du Québec de 2003 à 2012, en le liant à l’enquête Mâchurer sur le financement du Parti libéral du Québec, et ce, sur la base d’informations obtenues d’une source inconnue au sein de l’UPAC.

S’ensuit une série d’enquêtes et de projets pour retrouver le « bandit » à l’origine de la fuite, le tout parsemé de rebondissements et controverses en tout genre. Bilan : pas moins de 54 fuites provenant de l’UPAC, mais aucune preuve quant à l’identité du ou des auteurs. En février 2022, l’UPAC ferme l’enquête Mâchurer sans qu’aucune accusation ne soit portée contre quiconque. L’histoire est donc close, même si le mystère de la taupe demeure entier.

Il reste toutefois que la confidentialité ne vit qu’une fois. C’est tout l’enjeu pour le principal concerné, soit Jean Charest. En effet, en divulguant son nom associé à un dossier d’enquête de l’UPAC ainsi que les autres données nominatives et biographiques (dont les adresses résidentielles, numéro de téléphone, date de naissance, état civil, antécédent, etc.), ce sont en fait des renseignements personnels qui n’ont pas été protégés en vertu des lois applicables. À l’heure où la protection des données est sur toutes les lèvres, notamment avec l’adoption de la loi 25 et l’augmentation du budget de la Commission d’accès à l’information du Québec1, cette décision enfonce un peu plus le clou.

Responsabilité : pas de passe-droit pour l’UPAC

L’UPAC, sous la férule du Commissaire à la lutte contre la corruption, est certes dotée de larges pouvoirs, dont le droit d’obtenir des renseignements personnels détenus par d’autres organismes publics sans que la personne concernée en soit informée. Cela ne veut toutefois pas dire qu’il n’y a pas de garde-fou. L’UPAC est en tout temps tenue de respecter le droit constitutionnel à la vie privée et demeure responsable de la protection des renseignements personnels qu’elle détient.

Cette dernière notion de responsabilité, qui s’applique à toute organisation détenant des renseignements personnels, que ce soit dans le secteur public ou privé, est au cœur du raisonnement du tribunal.

En effet, au-delà du caractère extravagant de l’affaire, il est essentiellement reproché à l’UPAC de n’avoir pas pris les mesures suffisantes pour protéger les renseignements personnels de Jean Charest. Bien que la décision fasse l’économie d’une analyse exhaustive des manquements à la loi, un certain nombre d’exemples sont évoqués de manière éparse. Tout d’abord, la gestion documentaire de l’UPAC semblait défaillante puisqu’il n’y avait aucune mesure pour empêcher la consultation, la reproduction ou l’envoi par courriel de documents sans que ne soient identifiés la personne ou le médium à la source de la fuite. De plus, comme tout organisme public, en l’absence de consentement, l’UPAC ne pouvait pas communiquer des renseignements personnels aux médias en vertu de la loi. Ce constat n’est pas unique à l’UPAC et concerne toute organisation détenant des renseignements personnels.

Dommage : pas de déni de vie privée pour Jean Charest

Vient ensuite la question de la sensibilité des renseignements en cause ainsi que l’expectative de vie privée d’une personnalité publique. Et, là encore, il y a quelques leçons à tirer de cette affaire. D’une part, un renseignement personnel peut être plus sensible en raison du contexte de sa communication. Concrètement, ce n’est pas tant la divulgation du nom de Jean Charest qui pose problème que sa juxtaposition à l’enquête Mâchurer et les risques de condamnation par le public. « Les renseignements personnels divulgués ne sont pas banals », en résumé.

D’autre part, toute personne a droit à la protection de la vie privée, y compris une personnalité politique, a fortiori lorsqu’elle n’occupe plus une fonction publique.

C’était alors le cas de Jean Charest lors de la divulgation de ses renseignements personnels. Plus avant, il faut penser à l’instrumentalisation illégale des renseignements de personnages publics, qui sont parfois dans des situations de vulnérabilité inversement proportionnelles à leur notoriété. Cette considération a d’ailleurs eu un rôle important dans l’attribution du dédommagement : « Un montant significatif doit être accordé pour rappeler à tous les organismes publics, que ce soit l’UPAC, l’Agence du revenu du Québec, le Directeur de l’état civil, ou autres, [...] leur obligation de protéger les renseignements personnels qu’ils détiennent, même s’ils pensent tirer avantage d’une divulgation anonyme et illégale des informations privées d’une personnalité publique. »

Sanction : pas de quartier pour les contrevenants

La Cour a frappé fort en accordant à Jean Charest 35 000 $ en dommages-intérêts compensatoires et 350 000 $ en dommages-intérêts punitifs2. Il y a beaucoup de choses à dire quant aux motifs au soutien de ce quantum. Retenons toutefois que c’est là un avertissement pour toutes les organisations, pas seulement l’UPAC, de prendre au sérieux le droit à la protection de la vie privée… au risque d’en payer le prix fort. Dernière touche d’ironie : la loi 25 avec ses nouvelles sanctions et amendes records n’est pas même entrée en vigueur… À bon entendeur.

1. Lisez « La Commission d’accès à l’information passe à la vitesse supérieure » 2. Lisez « Québec condamné à verser 385 000 $ à Jean Charest » Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion