Le 5 décembre 2019. Ma première journée au journal Métro. La voix enrayée par le stress de cette nouvelle aventure, j’entre pour la première fois dans les bureaux de mon employeur. Mais il n’y a personne pour m’accueillir. Mes nouveaux collègues sont attablés dans la salle de conférences. Rencontre d’urgence.

Une commission de la Ville de Montréal vient de recommander l’adhésion volontaire au Publisac. En gros, seuls ceux qui le demanderont recevront désormais le Publisac. Ça sent la fin pour ce sac de plastique dans lequel se trouvent des circulaires… mais aussi, dans la plupart des arrondissements, un journal local. Nos journaux locaux.

C’est la panique. L’apparition d’une épée de Damoclès qui allait lentement, mais sûrement descendre jusqu’à notre nuque. Jusqu’à l’annonce de la suspension des activités du journal Métro, la semaine dernière.

Moi ? Je venais de laisser un emploi stable et confortable pour entamer ce nouveau chapitre professionnel. Vous devinerez l’envie de prendre mes jambes à mon cou. Mais j’y ai résisté.

Et je ne le regretterai jamais, parce que les mois suivants allaient être les plus beaux de ma carrière.

À l’époque, chez Métro, chaque journaliste était attitré à la couverture d’un arrondissement, à un journal distinct. C’est comme si chacun d’entre nous gérait sa propre PME.

On se baladait chaque jour, dans nos bazous, scrutant les rues de nos secteurs. On ne roulait pas sur l’or, mais vers nos futurs objectifs de carrière, avec l’intime conviction d’occuper des rôles importants.

On assistait à toutes les séances du conseil d’arrondissement, à toutes les activités organisées par l’administration locale. On discutait avec tous les citoyens que l’on trouvait sur notre chemin.

On se sentait comme des petits shérifs, prêts à dénoncer, rapporter tout ce qu’on constatait. Parce qu’à l’échelle ultra-locale, des situations à dénoncer, des histoires à raconter, il en pleut. Des nouvelles que vous ne trouverez pas toujours dans les plus grands médias, qui ne couvrent pas les conseils d’arrondissement.

On veillait au grain pour s’assurer qu’aucun de ces évènements ne passe incognito. Un incendie éclate en plein milieu de la nuit un dimanche ? Tu te démerdes pour le couvrir. Deux évènements importants se déroulent en même temps ? Débrouille-toi.

Personne ne comptait ses heures de travail, parce que le sentiment de gratification qui était relié à nos carrières était incommensurable.

On le savait : malgré notre épanouissement personnel, un nuage sombre planait sur nous.

Au moment où la mort future du Publisac semblait claire, les annonceurs ont commencé à déserter Métro. Plus ces annonceurs s’en allaient, plus nos journaux s’amincissaient. Une semaine, on pouvait présenter une édition de 24 pages. L’édition suivante n’en comportait que 8. Jusqu’au moment où les publications commencèrent à être annulées, à l’improviste.

Les pages s’envolaient au même rythme que l’équipe. Les collègues qui partaient n’étaient plus remplacés. Déjà que nous étions une petite équipe, nous avons dû commencer à composer avec le strict minimum.

Devant cette réalité, il était devenu évident que nous ne pouvions plus afecter un journaliste à chaque arrondissement de Montréal. Des lecteurs nous le faisaient remarquer, des élus, même : notre couverture locale commençait à comporter des brèches.

Moi-même, je le savais. Avant de devenir directeur de l’actualité, j’ai occupé tous les postes au sein de cette entreprise : journaliste, rédacteur en chef aux hebdos, correspondant parlementaire. Je connaissais notre produit comme le fond de ma poche. Je savais qu’il périclitait.

Mais il fallait continuer à se battre. Se battre pour retrouver notre modèle de couverture locale qui avait fait notre marque de commerce, notre succès.

Nous n’étions pas bêtes : un journal papier qui ne produit pas de papier, ce n’est pas gagnant.

Nous avions donc entamé cette fastidieuse transformation numérique. Et les succès furent immédiats.

Depuis 2023, chaque mois marquait un nouveau record d’audience. L’abonnement de centaines de lecteurs à nos réseaux sociaux, à nos infolettres.

Dans les derniers mois, nous avions réussi à doubler notre nombre de lecteurs comparativement à l’année précédente. Un tour de force qui nous semblait pourtant inaccessible quelques mois auparavant.

Mais nous avons tout de même perdu cette course contre la montre. Malgré cette progression évidente, les investisseurs publics n’ont pas embarqué dans notre projet.

Et maintenant, on fait quoi ?

La question, je vous la pose. En utilisant pour l’une des dernières fois cet ordinateur portable que je devrai vraisemblablement rendre au cours des prochains jours.

Je vous la pose parce que je ne m’inquiète pas pour l’avenir de mon équipe. De Quentin et sa détermination insatiable à rapporter les injustices. D’Isabelle et sa capacité à trouver des titres d’une originalité inégalée. De Guillaume et sa capacité à tisser rapidement des liens avec les gens.

Je m’inquiète surtout pour notre démocratie. Que penser d’une société qui laisse mourir ses médias locaux dans un mutisme total, dans une inaction désarmante ?

Sans couverture locale, les élus municipaux locaux peuvent pratiquement régner à huis clos. Bien sûr, les séances des conseils sont disponibles en ligne dans plusieurs municipalités. Mais les enjeux qui en découlent sont souvent techniques, inaccessibles au grand public.

Ces enjeux n’en demeurent pas moins névralgiques au fonctionnement de nos sociétés. Votre politique municipale, ce sont vos rues. Ce sont vos aqueducs, vos égouts, vos espaces verts. Vos activités sportives et culturelles. Vos organismes de proximité.

La fin du journal Métro, c’est la fin de votre journal local. C’est la fin d’un rouage essentiel de notre démocratie.

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